Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 2. Féval Paul
loin de faiblir.
Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame, elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu.
Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane. Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui n'était point dans sa nature.
Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent brutales du maître de Penhoël.
Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce cœur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire.
Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte.
Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter de ne leur demander jamais compte de leur conduite.
Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait son côté mystérieux.
Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient.
Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cœur, les chères filles, malgré leur costume de paysanne.
On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire…
Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et l'impossible entraient à forte dose.
Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les héros des traditions antiques.
En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce auprès de la société. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays.
Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge!
Haine d'artistes…
Les deux sœurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée.
De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée à quelque œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon.
On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages.
Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux…
Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce masque, c'était leur gaieté même.
Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors. Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère.
Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde tempête.
Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël.
Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal. Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par l'effet de leur volonté, des secrets terribles.
Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël…
D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, audacieux et forts des avantages déjà remportés.
De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire, un cœur haut et vaillant. Au premier moment, elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais, à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus.
De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait…
Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame.
Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait un courage viril.
Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.
Elles