Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 5. Féval Paul
Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 5
QUATRIÈME PARTIE.
PARIS.
(SUITE.)
XVII
Robert, Bibandier, Blaise et Lola étaient réunis dans cette salle de l'hôtel des Quatre Parties du Monde, où nous avons vu l'ancien uhlan prendre, avec l'honnête Graff, des leçons de patois germanique.
Blaise et Bibandier se tenaient côte à côte, à l'un des coins de la cheminée; ils avaient l'air fort abattu. Le noble baron ne songeait guère, ce matin, à faire friser sa belle chevelure, et M. le comte de Manteïra laissait de côté ses cartes biseautées.
A l'autre extrémité du foyer, madame la marquise d'Urgel s'enfonçait dans une bergère et tenait ses yeux cloués au plancher. Elle avait à la main un flacon de sels, dont elle se servait fréquemment. Son visage était très-pâle; toute sa personne gardait des traces visibles de l'émotion qui avait agité sa nuit.
Robert était pâle aussi, plus pâle peut-être que la marquise, mais il portait la tête haute et une sombre résolution était dans son regard.
Il pouvait être neuf heures du matin.
Nos quatre compagnons venaient d'avoir un entretien où les reproches amers et les chagrines récriminations s'étaient croisés en tous sens.
Le plus maltraité avait été le pauvre Bibandier, qui ne savait comment excuser sa faiblesse.
Sans lui les deux filles de l'oncle Jean ne seraient jamais revenues inquiéter l'association!
Il avait essayé d'abord de protester de son innocence; il avait affirmé sous serment que, la nuit de la Saint-Louis, Diane et Cyprienne étaient descendues toutes deux au fond de l'eau avec une pierre au cou.
Mais l'évidence le terrassait.
Diane et Cyprienne vivaient.
– Écoutez!.. dit-il enfin avec l'émotion du coupable qui avoue son crime, j'avais bu tant de cidre ce soir-là!.. et puis je sentais bien que mes misères étaient finies; car, en me mettant de moitié dans un pareil coup, vous me donniez tout bonnement la clef de votre caisse… Et je vous croyais si riches!
«On a le cœur tendre quand on est heureux… Je ne veux pas excuser la chose, mais je l'explique… En entrant dans le bateau, je ne sais pas si j'avais déjà des idées, mais la perche me trembla dans la main.
«Elles étaient là, couchées, toutes deux, si pâles et si jolies!
«Elles me regardaient avec leurs grands yeux doux et tristes.
«Le bateau glissait le long du courant, et j'entendais le bourdonnement de la Femme-Blanche, qui semblait appeler sa proie. Sait-on ce qui traverse l'esprit d'un homme dans ce diable de pays?.. Je suis un peu poëte, moi!.. et j'ai peur des revenants…
«Vous avez beau hausser les épaules… Quand j'étais fossoyeur du bourg de Glénac, j'ai vu plus d'une fois, par la fenêtre de ma loge, les Belles-de-Nuit passer sous les grands ifs du cimetière…
«Cette nuit, à travers le sourd fracas de la Femme-Blanche, je jurerais que j'entendis les Belles-de-Nuit chanter…
«Elles appelaient leurs sœurs.
«Moi, je faisais des signes de croix comme un sot et je marmottais des patenôtres…
«Ah! ah! j'aurais voulu vous y voir…
«Si bien qu'en arrivant au tournant, le cœur me manqua… Je déliai les petites, qui se sauvèrent à la nage ou autrement, je n'en sais rien…»
Le bon Bibandier se tut, omettant à dessein les cinquante pièces de six livres offertes et acceptées.
Au moment où nous introduisons le lecteur à l'hôtel des Quatre Parties du Monde, toutes ces explications étaient échangées. Robert avait avoué sans beaucoup de restrictions ce qui s'était passé entre lui et le nabab.
Pour se disculper, il prétendait bien que Berry Montalt avait introduit quelque drogue enivrante dans son breuvage, mais cela ne faisait rien à l'affaire.
La chose certaine, c'est qu'il avait raconté au nabab les événements de Penhoël, et que le voile transparent dont il avait enveloppé son histoire pouvait bien être déchiré par les deux filles de l'oncle Jean, qu'un hasard diabolique mettait sous la main du nabab.
Par quelle succession de circonstances ce bizarre rapprochement avait-il eu lieu, c'est ce que personne ne savait dire encore.
Et peu importait, en définitive.
On savait enfin, pour comble de malheur, que Blanche avait échappé à la garde de Lola.
Les deux démons de Penhoël, comme on les appelait autrefois, Cyprienne et Diane signalaient déjà leur présence!
Il n'était pas difficile de deviner qu'elles auraient mis Blanche sous la protection du nabab.
Et maintenant, que faire? La partie semblait tellement compromise que l'idée de fuir était venue à tout le monde.
Il n'était pas encore trop tard. A supposer même que Berry Montalt prît en main les intérêts de Penhoël, il n'avait pas eu le temps de donner l'éveil à la police. Les portes étaient ouvertes, et une bonne chaise de poste, bien attelée, pouvait trancher d'un seul coup la difficulté.
Mais Robert de Blois était une étrange nature de coquin; il ne connaissait la faiblesse qu'aux heures de prospérité. Quand les cartes se brouillaient, quand les difficultés naissaient et grandissaient à l'improviste pour lui barrer la route, il s'éveillait en quelque sorte, ce n'était plus le même homme. Le courage lui venait et l'escroc vulgaire se haussait à la taille des plus vaillants héros de cours d'assises.
Il ne voulait pas fuir, lui; il prétendait voir clair à travers tous ces dangers qui obscurcissaient l'horizon; il se sentait de l'argent en poche, et se faisait fort de ramener la partie.
En somme qu'y avait-il? La probabilité d'un adversaire de plus. Qui pouvait dire si cet adversaire ne deviendrait pas un allié à l'occasion?
Fallait-il renoncer à cet espoir? La lutte restait possible, et l'ennemi qu'on ne pouvait se concilier, il fallait le perdre.
Au premier abord, cette ligue des Penhoël avec le nabab semblait, à la vérité, formidable; mais cette ligue était-elle bien réelle?
Que de femmes s'étaient égarées dans ce voluptueux boudoir, où Blaise et Bibandier avaient aperçu les filles de l'oncle Jean!
A cette heure, les filles de l'oncle Jean étaient déjà, peut-être, hors de l'hôtel Montalt.
Ce cas probable une fois admis, les deux jeunes filles perdaient les trois quarts de leur force. Ce n'étaient plus que deux pauvres enfants, isolées dans Paris, et plus faciles à perdre ici qu'au fond de la Bretagne même!
Il y avait bien longtemps que, grâce à madame la marquise d'Urgel, Robert connaissait la demeure des autres membres de la famille de Penhoël.
Lola, comme nous l'avons dit, demeurait à quelques pas de la pauvre maison où René, Madame et l'oncle Jean se mouraient dans la détresse. Robert connaissait parfaitement leur état, et cela lui fournissait un argument péremptoire.
Il était manifeste en effet qu'à tout le moins cette partie de la famille échappait à l'action du nabab. Penhoël, sa femme et le vieil oncle étaient perdus dans ce trou.
Lola et Robert ignoraient que Diane et Cyprienne avaient habité justement la même maison que les anciens maîtres de Penhoël. Depuis leur arrivée à Paris, les deux jeunes filles sortaient dès le matin et ne rentraient que le soir; elles n'étaient nullement connues dans le quartier.
Blaise et Bibandier avaient dans les talents de Robert une grande confiance, que sa maladresse de la veille ne suffisait point à entamer; quant à Lola, elle appartenait à Robert, qui l'avait faite et dressée.
Malgré les récriminations et les reproches, l'Américain restait le chef de la bande, et l'on attendait sa parole pour savoir au juste ce qu'il fallait espérer ou craindre.
Il ne s'était point expliqué encore, et continuait