Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 5. Féval Paul
lui mit une pièce de cinq francs dans la main.
– Trouvez de la besogne comme ça tous les jours, mon brave, répliqua-t-il, et vous pourrez mettre de côté pour vos vieux ans… Allez vite!.. Il s'agit d'une bonne œuvre, et vous savez que la charité se cache.
L'Auvergnat n'en demandait pas si long; il empocha la pièce et partit comme un lièvre.
Robert, au lieu de continuer sa route vers l'hôtel du nabab, descendit au hasard une des rues qui conduisent aux Champs-Élysées.
Il voulait établir, en une heure de calme complet, le bilan de sa situation, et revenir auprès de ses acolytes avec un plan tout tracé.
Il faisait froid. A cette heure matinale, les Champs-Élysées étaient déserts. L'Américain ne pouvait choisir un endroit plus propice à ses méditations.
Aussi, s'en donnait-il à cœur joie, lorsqu'il rencontra, au milieu d'un massif solitaire, un sujet inattendu de distraction.
C'était un pauvre diable, revêtu du costume des détenus militaires, qui dormait couché au pied d'un arbre, ou du moins qui semblait dormir, la tête penchée sur sa poitrine et les mains violettes de froid, dans l'herbe mouillée.
L'Américain n'avait nulle envie de voir la figure de cet homme, et pourtant, par un mouvement machinal, il se pencha en passant près de lui.
D'un seul coup d'œil il le reconnut.
– Vincent de Penhoël!.. murmura-t-il avec étonnement.
Puis un sourire vint errer sur sa lèvre.
– C'est le cas ou jamais de renouveler connaissance!.. se dit-il en prenant la main froide du jeune homme.
Au premier attouchement, Vincent s'éveilla en sursaut et se releva d'un bond.
Il y avait bien des nuits que le pauvre garçon n'avait fermé l'œil. Au point du jour, après la course désespérée qu'il avait fournie, il s'était traîné jusque-là pour éviter les regards, et la fatigue l'avait vaincu.
Son premier mouvement fut de fuir, car il gardait un souvenir vague des événements de la nuit, et il pensait qu'on venait l'arrêter.
Mais ses jambes étaient transies par le froid, et c'est à peine s'il put reculer de quelques pas en chancelant.
Robert s'avança vers lui en souriant avec bonhomie, et lui tendit la main.
– Pardieu! M. de Penhoël, dit-il, je ne m'attendais guère à cette rencontre… Mais quel air effarouché vous avez là!.. Vous ne me reconnaissez pas?
– M. de Blois!.. balbutia Vincent.
Il ne se hâtait point d'accepter la main qu'on lui offrait; mais son regard n'exprimait pas non plus une répugnance bien décidée.
Vincent ignorait, en effet, la part que cet homme avait prise à la ruine de Penhoël. Un soir, si le lecteur s'en souvient, le fils de l'oncle Jean avait traversé le passage de Port-Corbeau et gagné la loge de Benoît Haligan.
Là on lui avait dit:
– René de Penhoël, et Madame et ton père ont été chassés du manoir; tes sœurs sont mortes; Blanche a été enlevée.
Et il était reparti comme un homme frappé de folie.
Depuis lors il n'avait pas entendu prononcer une seule fois le nom de Penhoël.
Il avait réfléchi bien souvent, tantôt révoquant en doute les paroles du vieux Benoît, tantôt se demandant qui avait consommé la ruine de Penhoël.
La pensée de Robert de Blois lui venait alors à l'esprit, car il se souvenait d'avoir ressenti, dès l'abord, pour cet homme, une répugnance instinctive. Mais une autre image se présentait bien vite à son esprit, et laissait Robert au second rang.
Le coupable devait être Pontalès, l'ennemi héréditaire, le vieux spoliateur de sa famille…
Robert devina la pensée qui était dans l'esprit de Vincent.
– Vous refusez de prendre ma main, M. de Penhoël?.. dit-il en mettant de côté son sourire. Après si longtemps, vous rappelez-vous donc encore les petites discussions que nous avons pu avoir autrefois en Bretagne?.. J'en serais fâché, monsieur, car j'ai gardé au fond du cœur une reconnaissance sincère à votre famille… S'il était permis de parler ainsi, je dirais même que je crois l'avoir prouvé jusqu'à un certain point… et en vous trouvant ici, dans une situation que je ne m'explique pas, j'avais l'espoir que vous me fourniriez l'occasion de vous rendre un service.
Vincent baissa les yeux et garda le silence.
– M. de Penhoël, reprit Robert, je n'ai point de comptes à vous demander… Vous m'avez vu autrefois dans un cas difficile et forcé d'accepter une hospitalité qui s'est prolongée, j'en suis sûr, trop longtemps à votre gré… Cette hospitalité, je l'ai payée depuis… et je voudrais vous convaincre que vous avez en moi un ami.
Vincent releva la tête et le regarda en face.
– Je sais une partie de ce qui est arrivé, dit-il, et j'ai vu Blanche de Penhoël en compagnie de cette femme que vous aviez amenée au manoir pour usurper la place de Madame…
– Lola?.. s'écria Robert en secouant la tête. Puisque vous me parlez ainsi, M. Vincent, il faut que vous ne sachiez, en effet, qu'une bien faible partie des tristes événements qui ont ruiné votre famille!.. Lola que j'aimais tant! – car il faut l'avouer à ma honte, je l'aimais! – Lola s'est tournée contre nous… Elle est devenue la maîtresse du fils Pontalès…
– Et le fils Pontalès n'avait-il pas porté ses regards sur ma cousine Blanche?.. demanda Vincent en pâlissant.
L'Américain prit un air étonné.
– Ne savez-vous donc pas que c'est lui qui l'a enlevée?.. murmura-t-il.
– Mais alors… commença Vincent dont les lèvres tremblaient de colère.
– Que sais-je?.. interrompit Robert en se rapprochant du jeune homme, qui ne s'éloigna point cette fois; l'affection aveugle le cœur, vous le savez bien… Tant que j'ai aimé cette Lola, je n'ai rien voulu voir… je n'ai rien vu… Mais, depuis qu'elle nous a trahis tous, mes yeux se sont ouverts… J'ai mesuré avec effroi, M. Vincent, la perversité de cette femme… Il faut bien le dire: tout en restant la maîtresse d'Alain de Pontalès, c'est elle qui l'a aidé à enlever votre cousine.
Vincent écoutait d'un air sombre, les lèvres blêmes et les sourcils froncés.
– Il y a deux mois, maintenant, reprit l'Américain comme en se laissant aller à ses souvenirs, que la catastrophe a eu lieu… Pontalès nous chassa tous du manoir, hôtes et maîtres… Votre oncle René n'avait plus rien… moi, au contraire, j'ai reçu, par la volonté de Dieu, quelques fonds de mon pays, et j'ai été bien heureux de rendre à mon pauvre ami une partie de ce qu'il avait fait pour moi… Grâce à mes petites ressources, René de Penhoël, sa noble femme et votre bon père, M. Vincent, évitent au moins la misère, en attendant des jours plus heureux.
L'Américain prononça ces derniers mots avec un accent d'émotion véritable.
Il passa son bras sous celui de Vincent, qui ne fit point de résistance.
– Mais vous, reprit-il, parlez-moi de vous, je vous en prie, mon jeune ami. Pourquoi cet uniforme, qui n'est point celui de la marine?.. Et comment vous trouvez-vous en ce lieu?..
Au moment où Vincent allait répondre, ses yeux se portèrent par hasard vers la grande avenue de l'Étoile, où passait une escouade de soldats, suivis de loin par des sergents de ville.
Il quitta précipitamment le bras de Robert pour se jeter derrière un arbre.
L'Américain eut un beau mouvement. Affectant de se douter, pour la première fois, d'un fait que le costume de Vincent lui avait révélé dès le début de l'entrevue, il déboutonna son riche pardessus d'hiver, s'en dépouilla vivement, et le tendit au jeune homme.
En de semblables instants, on ne fait