Le crime d'Orcival. Emile Gaboriau
tombant sur la tête du père Plantat ne l’eût pas plus surpris, ne l’eût pas surtout surpris plus désagréablement.
– Comment, balbutia-t-il d’un air absolument abasourdi, c’est vous, monsieur l’agent de Sûreté, un homme habile, expérimenté qui…
Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir son sérieux, et le père Plantat, qui s’aperçut qu’il était tombé dans un piège, se prit à rire franchement.
Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d’un esprit également subtil et défié, pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé.
Ils s’entendaient, ils se comprenaient.
«Toi, mon bonhomme, se disait l’agent de la Sûreté, tu as quelque chose dans ton sac, seulement c’est si énorme, si monstrueux, que tu ne l’exhiberais pas pour un boulet de canon. Tu veux qu’on te force la main? On te la forcera.»
«Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j’ai une idée, il la cherchera et certainement il la trouvera.»
M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portrait ainsi qu’il fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propre d’élève du père Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie et il est joueur.
– Donc, s’écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit le procès-verbal de monsieur le maire d’Orcival, trouvé l’instrument avec lequel on a tout brisé ici.
– Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans une chambre du second étage, donnant sur le jardin, une hache, par terre, devant un meuble attaqué légèrement, mais non ouvert; j’ai empêché qu’on y touchât.
– Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cette hache?
– Elle doit bien peser un kilo.
– C’est parfait, montons la voir.
Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle de mercier soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre, étudiant alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante, emmanchée de frêne, et le parquet luisant et bien ciré.
– Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteurs ont montré cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul but d’éparpiller les suppositions de l’enquête, pour compliquer le problème. Cette arme n’était pas nécessaire pour enfoncer cette armoire qui ne tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ils ont donné un coup, un seul, et posé la hache tranquillement.
L’agent de la Sûreté s’était relevé et s’époussetait:
– Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hache n’a pas été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec une violence qui décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez, voyez ici, sur le parquet, ces trois marques qui se suivent. Lorsque le malfaiteur a lancé la hache, elle est tombée d’abord sur le tranchant, de là cette entaille: puis elle est retombée sur le côté, et l’envers qui est un marteau a laissé cette trace, tenez, ici, sous mon doigt; enfin, elle était lancée avec tant de vigueur, qu’elle a fait un tour sur elle-même et qu’elle est venue de nouveau entailler le parquet, là, à l’endroit où elle est maintenant.
– C’est juste, murmurait le père Plantat, c’est très juste!..
Et les observations de l’agent dérangeant sans doute son système, il ajoutait d’un air contrarié:
– Je n’y comprends rien, rien du tout.
M. Lecoq poursuivait ses observations.
– Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il, l’étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.
– Oui.
– Alors, c’est bien cela. Les assassins ont entendu un bruit quelconque dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu’ont-ils vu? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ce qu’ils ont vu les a épouvantés, qu’ils ont jeté la hache précipitamment et se sont enfuis. Examinez la position des entailles – faites en biais naturellement – et vous verrez que la hache a été lancée par une personne qui se tenait, non pas près du meuble, mais près de la fenêtre ouverte.
À son tour, le père Plantat s’agenouilla, regardant avec une attention extrême. L’agent disait vrai. Il se redressa un peu interdit, et après un moment de méditation:
– Cette circonstance me gêne un peu, dit-il; cependant, à la rigueur…
Il s’arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur son front.
– Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les diverses pièces de son système, et en ce cas l’heure indiquée par la pendule serait la vraie.
M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre?
– Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ils ont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.
Le père Plantat était tout oreilles.
– Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple; puis les indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins et alors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant…
Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche, trahissaient l’effort de sa pensée.
– Tandis que maintenant!.. interrogea le père Plantat.
M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’on éveille.
– Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’est une habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et de chercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours à opérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.
Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.
– D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvre la bouche que lorsque mon siège est fait, et alors d’un ton péremptoire je rends mes oracles, je dis: c’est ceci ou c’est cela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien, en ce moment, ma logique est en défaut.
– Comment cela? demanda le père Plantat.
– Oh! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce qui est capital au début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins? J’en suis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, à ce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied des apparences. Je me disais:
«On a retrouvé