Anatole, Vol. 1. Gay Sophie
que cette femme-là soit bien sûre de son esprit pour affubler ainsi son visage; voyez un peu que de gens s'empressent autour d'elle; et dites ensuite, que sans le bon goût et l'élégance, on ne saurait plaire! – Je le dirai toujours en vous voyant, dussé-je me battre avec tous les champions de la laideur de madame de R… – Madame de Nangis ne voulant pas répondre à cette flatterie, rappela au chevalier qu'il était attendu. Il l'avait oublié, et revint auprès des personnes qui l'avaient chargé de questionner la comtesse, en leur disant: «Soyez sans inquiétude, un léger incident retarde votre plaisir, mais vous allez l'entendre. – De qui parlez-vous? reprit, d'un air étonné, un de ceux à qui s'était adressé le chevalier. – Mais ne m'avez-vous pas dit de savoir si la signora B… se déciderait à chanter ce soir? – Ah! mille pardons, s'écria tout le monde, nous avions oublié votre extrême complaisance. – Et la cantatrice aussi, repartit le chevalier; cela ne m'étonne pas, on est toujours puni du tort de se faire attendre. – En effet, ces mêmes gens qui, un moment auparavant, semblaient désespérés de la crainte de ne pas entendre la voix de cette célèbre virtuose, étaient presqu'aussi contrariés de voir interrompre une conversation qui les amusait. C'est ainsi qu'en France les plaisirs de l'esprit passent avant tout.
Madame de Nangis, bien convaincue de cette vérité, prévint toutes les causeries qui allaient s'établir, en réclamant l'attention générale en faveur d'un beau quatuor d'Haydn, qui fut aussi bien exécuté que mal écouté. Au quatuor l'on fit succéder la sévère sonate d'un pianiste allemand, qui commençait à assoupir l'assemblée, lorsque madame de Nangis s'écria, sans aucun égard pour le pauvre professeur; – Ah! voici M. Augustini. – C'était le nom de l'accompagnateur tant désiré; chacun le répéta tout haut, en félicitant madame de Nangis du bonheur d'avoir pu le rejoindre; et c'est au bruit de toutes ces félicitations, qu'expira le dernier accord de la sonate allemande, sans que personne songeât à en applaudir l'auteur. Madame de Nangis lui adressa seulement un de ces discours de maîtresse de maison, qui ne signifient rien, sinon qu'on veut se faire la réputation de dire un mot obligeant à toutes les personnes que l'on reçoit. Enfin, le moment de rendre justice au talent de la signora B… était arrivé, et madame de Nangis jouissait du plaisir de voir le but de sa soirée rempli. Elle n'était plus tourmentée de cette crainte si naturelle, d'avoir réuni tant de personnes pour les ennuyer. M. de Nangis aurait dû partager cette douce satisfaction; mais une inquiétude d'un autre genre l'agitait. La princesse de L… pour laquelle il avait long-temps réservé la meilleure place, venait d'arriver, et s'était assise sur la seule chaise qui se trouvait libre derrière plusieurs autres femmes. M. de Nangis souffrait le martyre, en voyant la princesse aussi mal placée, et maudissait l'impossibilité de lui offrir le siége d'une autre personne. Heureusement pour lui, madame de Nangis, encore plus touchée de la position penible où paraissait être son mari, que de celle de la princesse, interrompit la longue ritournelle du grand air italien, pour faire passer un fauteuil auprès d'elle, et y conduire la princesse de L…
Tous ces dérangements importunaient au dernier point la signora B… et l'expression de sa physionomie n'en fesait pas mystère; mais l'enthousiasme qu'inspirèrent les premiers accents de sa belle voix, la rendirent plus patiente à souffrir les nouvelles contrariétés qui l'attendaient. Une des plus vives fut celle d'entendre sonner toutes les pendules des salons, au milieu du point d'orgue le mieux étudié; car pour les bravo mal placés, et tous les signes d'une admiration souvent trop bruyante, son indulgence était extrême: on s'aperçoit si peu des inconvénients de ce qui flatte!
Le bruit des applaudissements étant parvenu jusqu'aux antichambres, un domestique crut pouvoir profiter du moment où l'on ne chantait plus, pour aller prévenir la comtesse de l'arrivée de sa belle-sœur. Madame de Nangis l'attendait avec impatience depuis une semaine; et, dans tout autre instant, elle eût été charmée de courir au-devant d'elle pour l'embrasser; mais interrompre ainsi un grand concert par une scène de famille, lui paraissait une chose fort ridicule. Pour l'éviter, elle donna l'ordre que l'on conduisît madame de Saverny dans son appartement, et lui fit dire qu'elle irait la rejoindre, dès qu'elle pourrait s'échapper un moment.
Au nom de la marquise de Saverny, la princesse de L… s'écria, «Quoi, c'est madame de Saverny qui vient d'arriver? Cette jolie femme qui était aux eaux de Vichy, l'année dernière, et qui m'a si bien reçue, lorsque ma voiture s'est brisée auprès de son château? Ah! rien ne saurait m'empêcher d'aller l'embrasser; où est-elle?» – Le domestique ayant répondu qu'en attendant les ordres de madame on avait fait entrer la marquise dans le petit boudoir, la princesse voulut s'y rendre à l'instant même, et madame de Nangis se trouva forcée de l'accompagner.
Elles trouvèrent madame de Saverny un peu déconcertée de sa réception. Le bruit de sa voiture n'avait attiré personne. Parvenue dans les vestibules, il lui avait fallu traverser une haie de laquais avant d'arriver à l'appartement de la comtesse, et se disputer avec l'un d'eux, pour l'empêcher de l'annoncer à haute voix dans le sallon. Un autre, plus connaisseur, ayant remarqué avec dédain la simplicité de sa parure, et reconnu qu'elle n'était pas digne des honneurs du concert, l'avait fait passer mystérieusement dans le boudoir, en lui recommandant de ne pas faire le moindre bruit. Elle y était depuis un quart d'heure à méditer sur la différence de cette réception avec celle dont l'espérance l'avait occupée pendant toute sa route, lorsque la princesse vint se jeter dans ses bras, en lui prodiguant toutes les expressions de la plus tendre amitié. Madame de Nangis y joignit les témoignages de la sienne; mais tous ses soins à prouver combien elle était ravie du plaisir de revoir sa chère Valentine, dissimulaient faiblement l'impatience qu'elle éprouvait de retourner dans son salon. Madame de Saverny la devina bientôt, et supplia sa sœur de ne pas interrompre plus long-temps le concert; elle lui demanda la permission d'en attendre la fin dans son appartement; mais la princesse n'y voulut jamais consentir. «Madame la comtesse, dit-elle, ne souffrez pas qu'elle nous quitte ainsi. Il faut absolument qu'elle entende chanter madame B… C'est un plaisir qu'on ne peut remettre à un autre jour, puisqu'elle retourne incessamment en Italie. – Ah! madame, excusez-moi, reprit Valentine, je suis en habit de voyage. – Eh! que vous manque-t-il, interrompit la princesse, vous avez une robe de taffetas noir qui vous sied à merveille; avec cette collerette de blonde et ce chapeau de paille, vous êtes jolie comme un ange; allons, venez avec nous, ou bien restez, et je ne vous quitte pas.»
Madame de Saverny résistait vainement aux instances de la princesse, un message de M. de Nangis, que l'absence de ces dames contrariait beaucoup, détermina Valentine à ne pas la prolonger plus long-temps. Elle sacrifia de bonne grace les intérêts de sa vanité au desir de ses deux amies, et se résigna à se montrer la moins parée de toutes les femmes brillantes de cette assemblée, sans se douter qu'elle en fût la plus belle.
CHAPITRE III
«Quelle est cette Artemise? demanda une de ces personnes bienveillantes, que le mérite frappe rarement, mais que le ridicule choque toujours. – Je ne la connais pas, répondit une autre, mais à son costume économique, je présume que c'est une dame de compagnie de la princesse. – En effet, je lui trouve assez l'air de ces jeunes femmes qu'on élève pour être toujours de l'avis de leur princesse, pour finir un meuble de tapisserie, et jouer au besoin une sonate à quatre mains. – Vous en direz, mesdames, tout ce qu'il vous plaira, dit un troisième, mais cette femme-là a des traits admirables. – Des traits? Vraiment, vous êtes bien heureux de les découvrir à travers cet énorme chapeau; moi, je ne crois pas à la beauté des visages que l'on prend tant de soin de cacher.» – C'est ainsi que chacun donna son avis sur madame de Saverny, lorsqu'elle parut. Elle était pâle et fatiguée de son voyage; on la trouva sans fraîcheur. Sa robe n'était pas nouvelle, et il fut décidé qu'elle avait l'air provincial; du reste, on était sûr qu'elle manquait d'esprit et d'usage, car elle avait l'air étonné de tout, et ne parlait de rien. Dix minutes suffirent pour asseoir ce jugement, et le rendre irrévocable.
M. d'Émerange lui-même, malgré toutes ses connaissances positives sur la beauté, ne fut pas exempt d'injustice envers celle de madame de Saverny. Les plus savants dans ce genre sont souvent dupes de la mode, et il en est peu d'assez courageux pour défendre les agréments d'une femme mal mise. Le chevalier reprocha à madame de Nangis de l'avoir trompé sur le compte de sa belle-sœur. « – Pour cette fois, lui dit-il, vous