Anatole, Vol. 1. Gay Sophie

Anatole, Vol. 1 - Gay Sophie


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V

      Les premiers jours qui suivirent l'arrivée de madame de Saverny à Paris, furent entièrement consacrés à des visites de famille que son frère avait exigées avant tout, et aux différentes emplettes des chiffons que madame de Nangis regardait comme l'absolu nécessaire d'une femme élégante. En personne qui n'a rien à redouter des succès d'une autre, elle se réjouissait de celui qu'obtiendrait Valentine, lorsqu'elle paraîtrait pour la première fois dans une grande assemblée, revêtue d'une parure brillante et recherchée, dont le bon goût attesterait les soins qu'y aurait apportés madame de Nangis, et le généreux plaisir qu'elle trouvait à montrer dans tout son éclat la beauté de sa sœur. On se tromperait, si l'on concluait d'après ce noble procédé, que madame de Nangis fût incapable d'envie: mais on est rarement jaloux de son ouvrage; et l'idée que Valentine lui devrait son triomphe, lui en fesait partager d'avance la gloire.

      Le moment d'en jouir fut fixé au jour que choisit la princesse de L… pour donner un grand bal. L'effet qu'y produisit la beauté de madame de Saverny alla fort au-delà de ce que s'en était promis sa belle-sœur. C'était, disait-on, la taille la plus svelte, le regard le plus séduisant, la tournure la plus gracieuse et la plus imposante. Les personnes dont l'esprit malin s'était épuisé en bons mots sur l'Artemise du concert de Madame de Nangis, restaient confondues, et ne pouvaient concevoir que le seul talisman d'une parure nouvelle eût eu le pouvoir d'opérer une semblable métamorphose. Leur malignité en était réduite à la triste ressource d'avouer que la marquise de Saverny était assez belle, mais d'une beauté insignifiante. Ceux qui ne l'avaient jamais vue, combattaient avec raison cet avis injurieux; et Valentine ne fut pas long-temps à s'apercevoir qu'elle était l'objet de l'attention générale. Sa modestie en souffrit d'abord un peu, mais son amour-propre jouit bientôt du plaisir d'être admirée; elle en devint plus agréable encore, car rien n'embellit comme la certitude de plaire. Tant d'hommages l'auraient peut-être un peu trop enivrée, si elle n'avait entendu dire à un homme qui passait auprès d'elle: – Je me méfie de ces Beautés si régulières; elles naissent ordinairement sans esprit, et la flatterie les rend stupides. – Cette phrase, et le ton de mépris qui l'accompagne, excitent la curiosité de Valentine; elle veut connaître la figure d'un censeur aussi sévère, se retourne, et voit un homme dont l'âge lui rappelle M. de Saverny, mais dont les yeux brillants et les traits marqués donnent à sa physionomie une expression dure qui inspire plutôt la crainte que la confiance. Pour se venger de la sentence qu'il vient de prononcer un peu trop haut contre elle, madame de Saverny se penche vers sa sœur, et lui demande comment on nomme ce monsieur si peu indulgent; c'est le commandeur de Saint-Albert, répond madame de Nangis, un original qui se croit le droit de tout fronder, parce qu'il est trop vieux pour s'amuser de rien. C'est par égard pour l'ambassadeur d'Espagne, dont il est l'intime ami, qu'on l'invite par-tout. Votre frère prétend que c'est un homme de beaucoup de mérite, il appelle son humeur de la fermeté, et sa rudesse de la franchise; moi qui ne fais aucun cas de ces vertus désagréables, je le reçois le moins possible. C'est dommage, reprit Valentine, vous l'auriez sûrement guéri de ses préventions. – Ces derniers mots parvinrent aux oreilles du commandeur, et lui firent soupçonner qu'il avait été entendu de madame de Saverny. Il en conclut qu'elle allait le prendre en horreur, et fut très-étonné de la voir empressée de causer avec lui, lorsque M. de Nangis vint lui en offrir l'occasion. Il fit la réflexion toute simple, que la marquise était bien aise de lui prouver la rigueur de son jugement contre les belles femmes. Il la trouva digne d'une exception, mais il se garda bien de lui en faire la confidence; son éloignement pour toute espèce de galanterie le rendait avare des éloges les plus mérités. Sous prétexte de ne point gâter les femmes, il parlait de leurs défauts avec une ironie dédaigneuse, qui le rendait redoutable; et quand on lui en faisait le reproche, il répondait que cette sévérité lui avait plus rapporté depuis qu'il était vieux, que tous les beaux sentiments de sa jeunesse. En effet, l'envie de se mettre à l'abri de ses épigrammes rendait beaucoup de femmes soigneuses envers lui, et lui donnait le droit de croire qu'on les captive plus par la crainte que par la soumission.

      Il était déja tard lorsque le chevalier d'Émerange, après avoir donné l'inquiétude de ne le pas voir, arriva enfin. Le plaisir de se faire attendre avait pour lui tant de charmes, qu'il manquait souvent à ses engagements, dans l'unique espérance de s'entendre raconter le lendemain avec quelle impatience on l'avait attendu. Pour cette fois, la présence de madame de Saverny avait occupé tout le monde, et l'absence du chevalier n'avait été remarquée que d'un petit nombre de personnes. En entrant dans le premier salon, il fut étourdi par les discours emphatiques des admirateurs de Valentine. Pour leur prouver qu'il ne partageait pas leur enthousiasme, et qu'il l'avait assez vue pour la bien juger, il affecta de rester fort long-temps avant d'entrer dans le salon où elle était, et ne parut s'y décider que dans l'intention d'aller saluer madame de Nangis; mais madame de Saverny eut son premier regard, et l'impression qu'elle produisit sur lui fut d'autant plus vive, qu'il s'efforça de la cacher. A peine eut-il l'air de l'apercevoir. Madame de Nangis qui commençait à être importunée des hommages que l'on prodiguait à sa sœur, sut bon gré au chevalier de cette négligence, et l'en récompensa en ne s'occupant que de lui. Il parut quelque temps ravi de cette préférence, mais quand il s'aperçut que madame de Saverny n'y prenait pas garde, et qu'elle semblait écouter avec intérêt la conversation du commandeur et de quelques autres personnes qui l'entouraient, il se fatigua de la gaîté de madame de Nangis, et s'éloigna d'elle.

      Un attrait irrésistible le ramena bientôt auprès de Valentine. Malgré toutes ses résolutions, il sentit le besoin de lui plaire, en forma le projet, et s'appliqua à étudier les moyens d'y parvenir. L'embarras n'était pas de se conformer à ses goûts, mais de les connaître; et le chevalier résolut de se servir de l'esprit de madame de Nangis, pour apprendre à captiver celui de Valentine; bien décidé à se faire les opinions et le caractère qui devaient le mieux séduire la femme auprès de laquelle il desirait le plus de réussir.

      CHAPITRE VI

      Malgré les profits qu'y trouvait son amour-propre, Valentine ne pouvait se soumettre long-temps aux agitations d'une vie aussi dissipée. Elle pria sa sœur de la laisser disposer de ses matinées, qu'elle consacrait ordinairement à l'étude, et de la dispenser quelquefois de la suivre le soir dans ces grandes assemblées où l'ennui règne assez souvent; mais lorsque madame de Nangis se décidait à rester chez elle, Valentine se fesait un devoir de lui tenir compagnie, et de partager avec elle le soin de faire les honneurs de sa maison. M. d'Émerange, qui s'était aperçu de cette résolution, ne manquait pas de trouver quelques prétextes pour engager madame de Nangis à ne pas sortir. Tantôt il fesait trop froid, les spectacles étaient détestables, et d'ailleurs causait-on quelque part aussi bien que chez elle! Bonnes ou mauvaises, ces raisons étaient toutes accueillies; madame de Nangis les interprétait d'autant plus en sa faveur, que le chevalier redoublait de flatterie pour elle.

      Un soir que ces dames étaient presque seules, il les surprit à rire d'une visite fort ridicule qu'elles venaient de recevoir. «Je crois que c'est par égard pour moi, disait Valentine à sa sœur, que vous attirez chez vous ces sortes de caricatures. Vous pensez me rendre mes plaisirs de Nevers; eh bien! vous vous trompez: nous n'avons en province rien d'aussi parfait que cela. – Je ne sais pas, dit M. d'Émerange, quels sont les originaux qui ont le bonheur d'exciter ainsi votre gaîté, mais je défie bien Nevers d'en avoir d'aussi ridicules que ceux qu'on rencontre tous les jours à Paris. – Eh bien! je gage, dit madame de Nangis, que vous allez reconnaître les nôtres! – Ah! je les devine, reprit le chevalier, n'est-ce pas ce grand niais de baron, qui traduit l'allemand sans l'avoir appris, et fait des vers sur le oui, le non, le si, le car, enfin sur tous les monosyllabes de la langue française. Sa petite femme a des yeux rouges, et des mains noires, dignes d'exercer la muse de son mari. C'est lui qui imagina un jour de s'habiller en sauvage pour jouer un proverbe qu'il avait composé en l'honneur de la fête de la jolie duchesse de R***. Il avait emprunté, pour ajouter à la vérité de son costume, une perruque de bête féroce, qui produisait un effet si bizarre sur sa figure moutonne, qu'il fut impossible de modérer les éclats de rire, et d'entendre un seul mot de sa pièce. Ah! c'est un homme précieux que je me ferai toujours un vrai plaisir de rencontrer! – N'ayez pas de regret, ce n'est pas lui que nous avons vu.» Alors le chevalier passa


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