Anatole, Vol. 1. Gay Sophie
comme un de ses amis les plus aimables. Valentine répondit avec grace aux choses froidement polies que lui adressa le chevalier; il fut d'abord séduit par le son de sa voix, et, sans trop écouter ce qu'elle disait, il remarqua les plus belles dents et le plus gracieux sourire. Mais il garda le secret de cette découverte, et n'osa pas démentir son premier jugement.
Cependant un sentiment de curiosité le rapprocha de madame de Saverny. Placé entre elle et la princesse de L… il observa que Valentine écoutait la musique en personne de goût; et, dans ce qu'il put entendre de ses réponses à la princesse, il reconnut un choix d'expressions élégantes et simples, qu'on rapporte assez rarement de la province. Le collier de madame de Nangis s'étant dénoué, Valentine ôta ses gants pour le rattacher, et laissa voir un bras charmant. Le chevalier n'en fut pas moins de l'avis de tous ceux qui se refusaient à la trouver belle. Cependant lorsque le concert finit, et que madame de Nangis vint accompagnée de plusieurs jolies femmes, le supplier de chanter quelques-unes des romances qu'il avait mises à la mode, il parut ne céder qu'à leurs instances; mais le fait est que madame de Saverny fut la seule qui n'osât le prier, et qu'il ne chanta que pour elle.
Un long séjour en Italie avait rendu M. d'Émerange fort bon musicien; il avait une voix agréable, et chantait avec goût. Sa prétention était de ne paraître attacher aucune importance à ses talents; mais, tout en ayant l'air de se croire fort indigne des applaudissements qu'on lui prodiguait, il ne pardonnait pas la critique. Malheur aux femmes qui trouvaient ses romances mauvaises, ou ses couplets mal rimés! on savait bientôt le nombre de tous leurs ridicules.
Aucune des personnes qu'avait réunies madame de Nangis n'eut à craindre cette vengeance de la part du chevalier. L'enchantement fut général: chaque couplet offrait une application que ces dames interprétaient à leur gré. Celles que la flatterie du chevalier avait souvent honorées de ses éloges, croyaient se reconnaître dans tous les portraits de ses bergères, le reste se lisait dans ses yeux, et tous les amours-propres étaient satisfaits. Madame de Saverny, qui n'entendait rien à toutes ces finesses, trouva simplement que M. d'Émerange chantait bien; mais elle n'osa le lui dire, tant la simplicité de ce compliment aurait paru froide, en comparaison de l'exagération des éloges dont on se plaisait à l'accabler.
Madame de Saverny ne savait pas encore combien le silence d'une seule personne peut gâter un succès. Elle aurait pu s'en apercevoir, si elle avait remarqué de quel air le chevalier répondait aux choses flatteuses que lui adressait madame de Nangis. Sa distraction et son mécontentement étaient visibles; il ne pardonnait point à une femme de province de ne pas être transportée du plaisir de l'entendre, et se disait: Il n'est pas douteux que cette belle veuve ait pour adorateur quelque petit gentilhomme des environs de son château, à qui elle a promis en partant de ne s'amuser de rien dans son absence; je suis sûr qu'elle va lui écrire demain que je l'ai ennuyée à périr, et s'en faire un mérite!» Cette réflexion inspira plus de dépit au chevalier que de dédain. Il décida bien que madame de Saverny devait être sotte et maussade; il ne lui en aurait même rien coûté pour le dire, mais il s'efforçait en vain de le penser; car l'amour-propre rend plus souvent injurieux qu'injuste.
Cette soirée se termina pour Valentine, au moment où l'on vint annoncer le souper. Elle se retira dans l'appartement qui lui était destiné. Mademoiselle Julie l'y attendait pour lui offrir ses services, et donner, d'un ton protecteur, ses avis à la petite Antoinette, qui lui paraissait une femme-de-chambre bien peu au fait des grands intérêts de la toilette d'une jolie femme. Il est vrai qu'Antoinette coiffait mal, et laçait de travers, mais c'était bien la plus honnête et la plus jolie de toutes les jeunes filles de Saverny. Sa mère avait élevé Valentine, et Antoinette pouvait impunément mal habiller sa maîtresse, sans lui donner l'envie de la renvoyer. Cependant le séjour de Paris exigeait plus de soins; et mademoiselle Julie fut chargée par la marquise du choix d'une seconde femme-de-chambre, dont le premier devoir serait de bien traiter Antoinette.
CHAPITRE IV
Il était neuf heures du matin, lorsque Valentine s'entendit réveiller par une petite voix qui lui disait assez bas: «Ma tante, dormez-vous?» – Ah! c'est toi, ma chère Isaure! viens, que je t'embrasse. – Je n'y vois pas, je vais appeler Antoinette pour ouvrir les volets.» A peine Antoinette est entrée, qu'Isaure est sur le lit de sa tante qui la serre dans ses bras. – Comme tu es grandie depuis six mois, chère enfant; regarde-moi un peu! Tu as les mêmes yeux que ton père! – Oh! cela n'est pas possible, ma tante, car M. d'Émerange me dit tous les jours que je suis jolie, parce que je ressemble à maman. – Ce monsieur peut avoir raison, mais il ne saurait empêcher que tu n'aies les yeux bleus de ton père; au reste, peu m'importe qu'ils soient noirs ou bleus. Si l'on te trouve déja quelque ressemblance avec ta mère, c'est que tu es probablement aussi bonne qu'aimable. – Je le crois bien; mon maître de piano est fort content; et mon papa dit que si je travaille toujours aussi bien, il me fera jouer l'année prochaine devant le monde. – L'année prochaine! mais tu seras bien jeune encore. – Pas si jeune, j'aurai sept ans. Miss Birton dit qu'à cet âge-là on n'est plus un enfant. – Qu'est-ce que c'est que miss Birton? – C'est une nouvelle gouvernante que maman m'a donnée pour m'apprendre l'anglais; mais je ne crois pas qu'elle reste long-temps ici; elle se plaint toujours. – Tu ne lui obéis peut-être pas assez? – Ce n'est pas cela qui la fâche; mais elle dit qu'on n'a point assez d'égards pour elle: par exemple, hier on ne l'a pas invitée au concert; et elle m'a grondée toute la soirée. Je pourrais bien la faire gronder aussi, moi, si j'allais répéter tout ce qu'elle disait hier de maman. – Ce serait une méchanceté dont j'espère qu'Isaure est incapable; c'est déja trop de me le dire.
Tout en écoutant le bavardage de sa nièce, madame de Saverny s'habillait, et se disposait à se rendre chez sa belle-sœur pour s'informer de ses nouvelles; mais Isaure lui apprit que l'on n'entrait jamais chez sa mère avant midi, elle ajouta: Je vais voir si mon papa est dans son cabinet. Je le préviendrai de votre réveil, et nous viendrons déjeûner avec vous.
Elle revint bientôt accompagnée de M. de Nangis, qui se livra tout entier au plaisir de revoir sa sœur. Il s'excusa de n'avoir pu le lui témoigner la veille. Mais elle devait savoir qu'un jour de réunion les étrangers passent avant tout. Il lui parla dans le plus grand détail des avantages qu'elle pourrait retirer de son séjour à Paris. Le premier de tous, à ses yeux, était de faire faire à sa sœur un grand mariage. Dans les idées de M. de Nangis, le bonheur n'était autre chose qu'un état brillant dans le monde; et c'est dans la franchise de son amitié, qu'il conseillait à sa sœur de tout sacrifier au projet d'un second établissement, digne de sa fortune. Valentine avait un sincère desir de se laisser diriger dans sa conduite par son frère. Elle rendait justice à ses bonnes qualités, à l'esprit d'ordre qui le caractérisait; mais elle se sentait incapable d'être heureuse d'un bonheur qu'il lui aurait choisi; leurs goûts étaient trop différents.
Madame de Saverny, docile sur tous les petits intérêts de la vie, avait cependant une volonté immuable. On la voyait sans cesse soumettre ses projets, ses plaisirs, aux caprices de ses amis; mais aucun deux n'eût obtenu le sacrifice d'un de ses sentiments. Élevée dans la retraite la plus austère, elle avait appris à mépriser les joies et les tourments de la vanité. Les religieuses, chargées de son éducation, sachant que la volonté de son père la condamnait à vivre loin du monde, lui en avaient fait un tableau effrayant; à force de lui répéter que l'égoïsme et la perfidie dirigeaient toutes les actions des hommes, Valentine en avait conçu tout naturellement une sorte de défiance qui nuisait à son bonheur. L'assurance d'une sincère amitié lui semblait une politesse, l'éloge une flatterie, et le serment un mensonge. Cependant son ame tendre ne pouvait se passer d'affections vives. Mais la dévotion la plus exaltée les avait toutes concentrées, jusqu'au moment où M. de Saverny vint mériter son attachement et sa reconnaissance, et lui prouva qu'un homme, élevé dans de bons principes, peut se conserver vertueux au milieu du grand monde; mais soit faiblesse, ou prudence, il ne chercha point à détruire les préventions qui la rendaient souvent injuste envers les autres hommes. Peut-être avait-il prévu qu'en mettant son esprit à l'abri des dangers de la séduction, elle n'en aurait encore que trop à vaincre pour son cœur. Une longue habitude du monde avait démontré à M. de Saverny que le plus grand malheur d'une femme n'est pas de succomber au sentiment qu'elle éprouve, mais