Anatole, Vol. 1. Gay Sophie
les charmes de la mélancolie, avouez que le plaisir de rêver ne vaut pas celui de rire.» Il n'en fallut pas davantage pour faire changer de rôle au chevalier: il amena avec adresse la conversation sur des sujets plus graves, raconta, sans affectation, quelques traits d'une sensibilité touchante, et jouit du plaisir de se voir écouté avec intérêt par Valentine. Madame de Nangis, que le chevalier n'avait pas accoutumée à des entretiens de ce genre, lui en témoigna son étonnement, en disant: «Serait-il bien indiscret de vous demander où vous avez lu tout cela? en vérité, le chevalier de Florian ne nous dirait rien d'aussi pathétique, et je ne vous aurais jamais soupçonné de sentiments si doux. – Voilà bien de vos jugements, répartit le chevalier avec impatience; parce qu'il est reçu dans le monde qu'on ne doit parler qu'avec son esprit, vous en concluez qu'on a le cœur sec. Ne savez-vous pas que l'on passe sa vie à afficher ses défauts qu'on n'a point. Vous, qui me raillez, je vous ai vue cent fois vous parer d'une légèreté factice, et tourner en plaisanterie le trait qui provoquait le mieux votre attendrissement. Sur ce point nous sommes tous plus ou moins hypocrites.» Madame de Nangis se trouva blessée de cette réponse, et plus encore du mouvement d'humeur qui semblait l'avoir dictée. Elle s'en vengea par des épigrammes, dont Valentine essaya d'adoucir l'amertume par des mots conciliants. Tout en conservant les formes de la plus stricte politesse, la querelle devint très-vive, et laissa des impressions fâcheuses dans l'esprit de la comtesse; elle soupçonna pour la première fois au chevalier le desir de plaire à sa belle-sœur, et l'accusa, intérieurement, d'avoir la fatuité de paraître la sacrifier à sa passion naissante. Elle en conçut d'abord une juste indignation; car la comtesse se croyait exempté de tous reproches, par la seule raison que sa conscience était en repos sur les droits du chevalier. Comme toutes les coquettes, elle comptait pour rien le malheur de se compromettre, et s'indignait qu'on pût la soupçonner d'un tort dont elle se donnait toutes les apparences.
Le retour de M. de Nangis termina toute discussion; il avait dîné chez l'ambassadeur d'Espagne, où l'on avait beaucoup parlé de madame de Saverny: son frère la félicita d'avoir fait la conquête la plus difficile; celle du vieux commandeur de Saint-Albert. – C'est un homme bizarre, dit le chevalier, mais qui n'a jamais manqué de goût. – Il ne l'use pas, repartit la comtesse, car il n'aime personne. – Si vous l'aviez entendu parler de Valentine, reprit M. de Nangis, vous auriez meilleure idée de son cœur. – Il me semble, ajouta le chevalier, qu'il ne devait pas moins à Madame, pour la complaisance qu'elle a eue de l'écouter toute une soirée. – Ce n'était point par complaisance, répondit Valentine, je puis vous l'assurer, sa conversation a je ne sais quel attrait de franchise qui la rend très-attachante. – Il est certain, interrompit la comtesse, que si vous mettiez du blanc, il n'aurait pas manqué de vous le dire, car il n'a jamais gardé le secret d'une chose désagréable. – Il paraît, reprit M. de Nangis, que Valentine l'a corrigé du défaut de médire, car, après en avoir fait l'éloge, il a ajouté que c'était la première femme qu'il eût jugée digne de tourner la tête d'un honnête homme, et que rien ne lui semblait aussi raisonnable que de beaucoup l'aimer. – Je ne me croyais pas si sage, dit le chevalier, de manière à n'être entendu que de Valentine.
CHAPITRE VII
Monsieur d'Émerange se retira convaincu de l'impression que son dernier mot avait dû produire sur Valentine, mais il se reprocha de lui avoir trop tôt laissé connaître celle qu'elle avait faite sur lui; et, pour réparer autant qu'il était en son pouvoir une faute aussi grave, il résolut de passer deux jours entiers sans voir ces dames. Par ce moyen il croyait prouver à madame de Saverny, qu'il n'en était pas au point de n'être heureux qu'en sa présence, et à madame de Nangis, qu'il ne lui donnerait jamais le droit de l'offenser impunément. Ce calcul ne réussit qu'auprès de la dernière, car Valentine n'avait pas eu l'idée de prendre au sérieux la furtive déclaration du chevalier; elle la mit au nombre de ces mots galants qu'il savait dire avec tant de grace, et n'en conserva aucun souvenir.
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