La clique dorée. Emile Gaboriau
Mlle Pauline de Rupert, âgée alors de vingt-trois ans, était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une merveilleuse beauté.
Il est vrai que jusqu'à ce jour elle avait eu la réputation d'une jeune fille modeste et sensée, d'un esprit supérieur, douce, aimante, dotée enfin de toutes ces qualités rares et exquises qui sont l'honneur d'une maison et fixent le bonheur au foyer domestique.
Mais quoi! pas un sou vaillant, pas de dot, pas même un trousseau…
La stupeur fut profonde, et suivie tout aussitôt d'un effroyable débordement d'indignes calomnies.
Etait-il possible, naturel, qu'un gentilhomme tel que le comte finît ainsi, piètrement, ridiculement, qu'il épousât une fille sans le sou, une aventurière, après avoir eu à choisir entre les plus nobles et les plus riches partis du pays!..
M. de la Ville-Handry n'était-il donc qu'un sot impertinent!.. Ou plutôt ne s'était-on pas mépris sur le compte de la petite personne?.. Au lieu de ce qu'on croyait, n'était-elle pas une hypocrite intrigante, qui fort subtilement avait tissé dans l'ombre le filet où on voyait pris le lion de l'Anjou!..
L'étonnement eût été moindre, si on eût su que madame veuve de Rupert avait été fort liée avec la gouvernante défunte du château de la Ville-Handry. Cette circonstance, si elle eût été connue, eût servi de texte à de bien autres histoires…
Quoi qu'il en soit, le comte ne devait pas tarder à constater le prodigieux revirement de l'opinion publique à son endroit.
L'occasion lui en fut fournie lors de ses visites de noces, quand il présenta sa jeune femme à Angers et dans les châteaux des environs.
Plus de sourires accueillants, plus de provocantes œillades, plus de jolies mains blanches furtivement tendues aux siennes!..
Les portes qui jadis semblaient s'ouvrir seules à deux battants dès qu'il se présentait, maintenant s'entre-bâillaient à peine de mauvaise grâce. Quelques-unes même restèrent fermées, les maîtres lui faisant dire qu'ils étaient absents, alors qu'il savait d'une façon sûre et positive qu'ils étaient chez eux.
Une dame fort noble et encore plus dévote, en possession de donner le ton, avait prononcé ce mot décisif:
– Certes, je ne recevrai jamais une péronnelle qui enseignait la musique à mes nièces, eût-elle englué et épousé un Bourbon!
C'était vrai. Cruellement affligée de voir sa mère privée de ces douceurs de l'aisance que l'âge rend si nécessaires, Mlle Pauline avait donné dans le voisinage des leçons de piano, qu'on lui payait Dieu sait quel prix!
N'importe, on s'armait contre elle de son noble dévouement. On lui eût fait un crime des plus admirables vertus.
C'est que c'est à elle surtout qu'on en voulait. La rencontrait-on seule, on détournait la tête pour ne la pas saluer. Et lorsqu'elle était au bras de son mari, il y avait des gens qui parlaient fort amicalement au comte et qui n'adressaient pas la parole à la comtesse, comme s'ils ne l'eussent point vue ou comme si elle n'eût pas existé.
Même les impertinences de ce genre allèrent si loin, qu'un jour M. de la Ville-Handry, exaspéré, hors de lui, saisit au collet un gentilhomme, son voisin, et le secoua rudement en lui criant à deux pouces du visage:
– Ne voyez-vous donc pas Mme la comtesse, ma femme!.. Quelle correction vous faut-il pour vous guérir de votre myopie!..
Menacé d'un duel, l'insolent fit bravement les plus plates excuses, et cet acte de vigueur rendit les gens circonspects.
Mais les sentiments n'en furent point modifiés. La guerre ouverte dégénéra en une sourde hostilité, voilà tout…
Cependant la destinée, meilleure que les hommes, réservait à M. de la Ville-Handry une récompense bien inattendue de l'héroïsme dont il avait fait preuve en épousant, lui, si riche, une fille pauvre.
Un frère de Mme de Rupert, banquier à Dresde, mourut, léguant à sa «chère nièce Pauline» environ 1,500,000 francs.
Cet homme si riche, qui, de sa vie, n'avait envoyé un secours à sa sœur, qui eût déshérité la fille du soldat de fortune, avait été flatté d'écrire en tête de son testament le nom de «haute et puissante comtesse de la Ville-Handry.»
Cet héritage inespéré eût dû ravir la jeune femme. N'allait-il pas la venger victorieusement des plus ineptes calomnies et lui ramener l'opinion!.. Et pourtant, jamais on ne la vit si triste que le jour où la grande nouvelle parvint au château.
C'est que ce jour-là, peut-être, elle maudit son mariage… C'est qu'en dedans d'elle-même une voix s'éleva qui lui reprochait amèrement d'avoir cédé aux ordres, aux supplications de sa mère…
Fille incomparable, de même qu'elle devait être la meilleure des mères et la plus chaste des épouses, elle s'était dévouée, et voici que les événements donnaient tort à son sacrifice et la punissaient de ce qu'elle avait fait son devoir.
Ah! que n'avait-elle combattu, résisté, gagné du temps!..
C'est que, jeune fille, elle avait rêvé un autre avenir… C'est qu'avant d'accorder sa main au comte, spontanément et librement elle avait donné son cœur à un autre… C'est qu'elle avait aimé du plus naïf et du plus chaste amour un jeune homme de deux ou trois ans seulement plus âgé qu'elle, Pierre Champcey, le fils d'un de ces richissimes cultivateurs comme on en compte par centaines le long de la vallée de la Loire.
Lui l'adorait.
Malheureusement un obstacle dès le premier jour s'était dressé entre eux, infranchissable: la pauvreté de Pauline.
Y avait-il à espérer que le père et la mère Champcey, ces âpres paysans, permettraient à un de leurs fils, – ils en avaient deux, – cette folie qui s'appelle un mariage d'amour?
Ils s'étaient imposé de rudes sacrifices pour leurs enfants. L'aîné, Pierre, se destinait au barreau; l'autre, Daniel, qui voulait être marin, travaillait pour entrer au Borda.
Et les Champcey n'étaient pas médiocrement fiers d'avoir fait des «messieurs» de leurs gars. Mais ils disaient à qui voulait l'entendre qu'en échange de cette dot, l'éducation, ils comptaient exiger de leurs brus force espèces sonnantes.
Pierre connaissait si bien ses parents que jamais il ne leur parla de Pauline.
– Quand j'aurai l'âge des sommations respectueuses, pensait-il, ce sera une autre affaire…
Hélas! pourquoi Mme de Rupert n'avait-elle pas voulu que sa fille restât libre jusque-là!
Pauvre jeune femme!.. Le jour où elle était entrée au château de la Ville-Handry, elle s'était juré d'ensevelir cet amour si avant au fond de son cœur que jamais il ne troublerait sa pensée… Et elle s'était tenu parole.
Mais voici que tout à coup il surgissait plus ardent et plus vivace qu'autrefois, l'oppressant jusqu'au spasme, doux et triste comme un souvenir de bonheur envolé, et en même temps cruel et déchirant comme un remords.
Ainsi qu'en un songe, elle revoyait Pierre, tel qu'en leur première adolescence, alors qu'il se glissait à la brune jusqu'à son pauvre logis, alors que, furtivement, elle entr'ouvrait la fenêtre pour l'apercevoir.
Qu'était-il devenu?.. Lorsqu'il avait appris qu'elle allait épouser le comte, il lui avait écrit une lettre désespérée, où il l'accablait d'ironies et de mépris… Puis, qu'il eût oublié ou non, il s'était marié, lui-même, et eux, qui s'étaient bercés de ce rêve de cheminer dans la vie appuyés l'un sur l'autre, séparés à jamais, ils suivaient chacun son chemin…
Seule, enfermée dans sa chambre, longtemps la malheureuse se débattit contre ces spectres du passé qui l'obsédaient.
Mais si quelque pensée coupable fit monter le rouge à son front, elle sut en triompher.
Loyale et vaillante, elle renouvela le serment qu'elle s'était fait de se consacrer entière à son mari… Il l'avait tirée de la misère pour lui donner sa fortune et son nom, en échange elle lui devait le bonheur.
Et