La clique dorée. Emile Gaboriau

La clique dorée - Emile Gaboriau


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ce jeune Champcey, plein d'avenir et qui ira loin… et quand il aura quelques années de plus et les épaulettes de lieutenant, s'il plaisait à ma fille et qu'il me la demandât, je ne sais si je ne répondrais pas oui. La comtesse en penserait et en dirait ce qu'elle voudrait, je suis le maître…

      Après cela, Daniel devait fatalement devenir l'hôte assidu de l'hôtel de la rue de Varennes.

      Non seulement il avait obtenu entière satisfaction, mais encore une protection puissante venait de le faire attacher provisoirement au ministère de la marine, avec promesse d'un embarquement avantageux.

      Ainsi Henriette et Daniel furent rapprochés, et, en apprenant à se connaître, apprirent à s'aimer…

      – Mon Dieu! pensait la comtesse, que n'ont-ils quelques années de plus!

      C'est que depuis quelques mois les plus noirs pressentiments la troublaient. Il lui semblait qu'elle n'avait plus longtemps à vivre, et elle frémissait à l'idée de laisser sa fille sans autre protecteur que le comte…

      Si encore Henriette eût connu la vérité; si, au lieu d'admirer en son père l'homme supérieur, elle eût appris à s'en défier!..

      Vingt fois, Mme de la Ville-Handry fut sur le point de livrer son secret… Hélas! un excès de délicatesse la retint toujours…

      Une nuit, comme elle revenait d'un bal officiel, elle se sentit prise de frissons et de vertiges.

      Sans être autrement inquiète, elle demanda une tasse de tilleul.

      Elle était debout, devant la cheminée, se décoiffant, quand on la lui apporta… Mais au lieu de la prendre, elle porta brusquement les mains à sa poitrine, poussa un cri rauque et tomba à la renverse…

      On la releva. En un instant, l'hôtel fut sur pied. On courut chercher des médecins… Soins inutiles…

      La comtesse de la Ville-Handry venait de succomber à la rupture d'un anévrisme.

      III

      Réveillée par les clameurs de l'hôtel, les voix dans les corridors, les pas le long des escaliers, comprenant qu'un grand malheur venait d'arriver, Mlle Henriette s'était précipitée dans la chambre de sa mère.

      Là, elle avait entendu cette fatale déclaration des médecins:

      – Tout est fini!

      Ils étaient cinq ou six dans la chambre, et l'un d'eux, les paupières bouffies de sommeil et bâillant de fatigue, avait attiré le comte dans un coin, et tout en lui serrant les mains répétait:

      – Du courage, monsieur le comte, du courage!..

      Lui, affaissé, l'œil morne, le front blême et moite d'une sueur froide, n'entendait pas, car il ne cessait de balbutier:

      – Mais ce ne sera rien, n'est-ce pas, ce ne sera rien!..

      C'est qu'il est de ces malheurs si grands, si terribles, si effroyables en leur soudaineté, que l'esprit révolté se refuse à les accepter, se défend de les croire et les nie, même en face de l'écrasante réalité.

      Comment imaginer, concevoir, admettre, que la comtesse qui l'instant avant était là, pleine de vie, rayonnante de santé, dans la force de l'âge, heureuse en apparence, souriante, aimée, comment croire que la comtesse n'était plus.

      On l'avait étendue sur son lit, avec sa toilette de bal, une robe de satin bleu garnie de dentelles; elle avait encore des fleurs dans les cheveux, et la catastrophe avait été si foudroyante que, morte, elle gardait toutes les attitudes de la vie, la chaleur, la transparence de la peau, la flexibilité des membres…

      Même ses yeux, restés grands ouverts, conservaient encore leur expression, trahissant le dernier sentiment qui avait agité son âme: l'effroi.

      Comme si, en cette seconde suprême, elle eût eu la révélation de l'avenir que sa discrétion imprudente réservait à sa fille.

      – Non, ma mère n'est pas morte!.. elle ne peut être morte!.. s'écriait Mlle Henriette.

      Et elle allait d'un médecin à l'autre, les pressant, leur ordonnant de chercher, de trouver quelque chose…

      Que faisaient-ils là, consternés, au lieu d'agir!.. Ne la sauveraient-ils donc pas, eux, dont l'état était de guérir et qui avaient dû en sauver bien d'autres!..

      Eux se détournaient, troublés par cette douleur poignante, traduisant leur impuissance par leurs gestes, et alors la pauvre fille revenait au lit, et, penchée sur sa mère, elle épiait avec une affreuse expression d'égarement, le retour de la vie.

      Il lui semblait qu'elle allait sentir battre encore sous sa main ce noble cœur et que ces lèvres à jamais scellées du sceau de la mort allaient s'entr'ouvrir pour la rassurer.

      On voulait la détourner de ce déchirant spectacle, on la suppliait de se retirer dans sa chambre, elle s'obstinait à rester… On essaya de l'éloigner de force, elle se cramponna aux meubles, jurant qu'on lui arracherait les bras plutôt que de l'entraîner…

      Jusqu'à ce qu'enfin la vérité éclatant dans son esprit, elle s'abattit à genoux au pied du lit, cachant son visage dans les couvertures, répétant à travers ses sanglots:

      – Mère!.. mère bien-aimée!..

      Au matin seulement, quand le jour se leva blafard et terne – on était à la fin de janvier – des religieuses arrivèrent qu'on était allé chercher, puis des prêtres. Un peu plus tard, parut un ami de M. de la Ville-Handry qui se chargea de toutes ces démarches désolantes qu'exige la civilisation, qui troublent et exaspèrent la douleur.

      Le surlendemain, eurent lieu les obsèques de la comtesse.

      M. de la Ville-Handry reçut les compliments de condoléance de deux cents personnes, vingt-cinq ou trente dames allèrent embrasser Mlle Henriette en l'appelant pauvre chère enfant…

      Puis on entendit des piétinements dans la cour; une dispute de cochers, le commandement de l'ordonnateur, puis enfin le roulement funèbre du char… Et ce fut tout…

      Dans sa chambre, Mlle Henriette priait et pleurait…

      Le soir, pour la première fois depuis leur malheur, le comte de la Ville-Handry et sa fille se mirent à table… mais ils ne purent avaler une bouchée… Comment en auraient-ils eu la force, en voyant vide pour toujours la place occupée par celle qui avait été l'âme de la maison!

      Et ainsi, pendant longtemps encore, chaque repas fut un renouvellement de leur douleur… Dans la journée, on les rencontrait errant dans l'hôtel, sans raison, comme s'ils eussent cherché, attendu ou espéré quelque chose…

      Mais il était encore, loin de l'hôtel, un cœur loyal et bon, qu'avait cruellement atteint la mort de la comtesse: Daniel. Il l'aimait comme une mère, et au-dedans de lui, la voix mystérieuse du pressentiment lui disait qu'en la perdant c'était presque Henriette qu'il perdait.

      Plusieurs fois il s'était présenté rue de Varennes; ce ne fut qu'au bout de quinze jours que la jeune fille permit qu'il fut reçu.

      Elle le regretta en l'apercevant. Il avait souffert presque autant qu'elle-même; elle le voyait bien à ses joues pâles et à ses yeux rougis.

      Longtemps ils demeurèrent l'un près de l'autre, assis dans le salon, sans mot dire, émus cependant, et comprenant que mêler ainsi leurs larmes, c'était confondre leur avenir.

      Le comte, lui, pendant ce temps, arpentait le salon de long en large.

      C'était à ne pas le reconnaître, tant il était changé. Il y avait de l'effarement dans son fait, quelque chose de l'effroi d'un paralytique, dont les béquilles tout à coup se briseraient.

      Se rendait-il compte de l'immensité de la perte qu'il avait faite? Vaniteux comme il l'était, c'est moins que probable.

      – Je reprendrai le dessus dès que je me remettrai aux affaires, disait-il.

      Pour son malheur, il s'y remit, et à une époque où elles devenaient difficiles et où il devait avoir à résoudre les plus graves questions.

      Deux


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