Le corricolo. Dumas Alexandre
de la grande nef de l'église.
Les pauvres sont transportés par deux croque-morts dans une charrette au Campo-Santo.
C'est le plus cruel des malheurs, le dernier des avilissemens, la plus cruelle punition qu'on puisse infliger à ces malheureux qui ont bravé la misère toute leur vie, et qui n'en sentent le poids qu'après leur mort. Aussi, chacun de son vivant prend-il ses précautions pour échapper aux croque-morts, à la charrette et au Campo-Santo. De là les associations pour les pompes funèbres entre citoyens; de là les assurances mutuelles, non pas sur la vie, mais sur la mort.
Voici les formalités générales de réception pour être admis dans un des cinquante clubs mortuaires de la joyeuse ville de Naples. Un des membres de la société présente le néophyte, qui est élu frère par les votes d'un scrutin secret: à partir de ce moment, chaque fois qu'il veut se livrer à quelque pratique religieuse, il va à l'église de sa confrérie: c'est sa paroisse adoptive; elle doit, moyennant une légère contribution mensuelle, le communier, le confirmer, le marier, lui donner l'extrême-onction pendant sa vie, et enfin l'enterrer après sa mort. Le tout gratis et magnifiquement.
Si, au contraire, on a négligé cette formalité, non seulement on est obligé de payer fort cher toutes les cérémonies qui s'accomplissent pendant la vie, mais encore les parens sont forcés de dépenser des sommes fabuleuses pour arriver à cette magnificence de funérailles qui est le grand orgueil du Napolitain, à quelque classe qu'il appartienne et à quelque degré qu'il ait pratiqué sa religion.
Mais si le défunt fait partie de quelque confrérie, c'est tout autre chose: les parens n'ont à s'occuper de rien au monde que de pleurer plus ou moins le mort; tous les embarras, tous les frais, toutes les magnificences regardent les confrères. Le défunt est transporté pompeusement à l'église. On le dépose dans une fosse particulière, sur laquelle on écrit son nom, le jour de sa naissance et celui de sa mort; plus, deux lignes de vertus, au choix des parens.
Enfin, pendant une année entière, on célèbre tous les jours une messe pour le repos de son âme. Et ce n'est pas tout: le 2 novembre, jour de la fête des trépassés, les catacombes de chaque confrérie sont ouvertes au public; les parvis sont tendus de velours noir; des fleurs et des parfums embaument l'atmosphère, et les caveaux mortuaires sont éclairés comme le théâtre Saint-Charles les jours de grand gala. Alors on hisse les squelettes des frères qui sont morts dans l'année, on les habille de leurs plus beaux habits, on les place religieusement dans des niches préparées à cet effet tout autour de la salle; puis ils reçoivent les visites de leurs parens, qui, fiers d'eux, amènent leurs amis et connaissances, pour leur faire voir la manière convenable dont sont traités après leur mort les gens de leur famille. Après quoi on les enterre définitivement dans un jardin d'orangers qu'on appelle Terra santa.
Toutes les corporations funèbres ont des rentes, des droits, des priviléges fort respectés; elles sont gouvernées par un prieur élu tous les ans parmi les confrères. Il y a des confréries pour tous les ordres et pour toutes les classes: pour les nobles et pour les magistrats, pour les marchands et pour les ouvriers.
Une seule, la confrérie des pèlerins, qui est une des plus anciennes, admet, avec une égalité qui fait honneur à la manière dont elle a conservé l'esprit de la primitive Église, les nobles et les plébéiens. Chez elle, pas le moindre privilége. Tous siégent aux mêmes bancs, tous sont couverts du même costume, tous obéissent aux mêmes lois; et l'esprit républicain de l'institution est poussé à ce point, que le prieur est choisi une année parmi les nobles, une année parmi les plébéiens, et que, depuis que la confrérie existe, cet ordre n'a pas été une seule fois interverti.
C'est de cette honorable confrérie que faisait partie don Philippe Villani; et il avait si bien senti l'importance d'en rester membre, que, si bas qu'il eût été précipité par la roue de la Fortune, il avait toujours pieusement et scrupuleusement acquitté sa part de la cotisation annuelle et générale.
On fut donc affligé, mais non surpris, lorsqu'on reçut, au bureau de la confrérie, l'avis de la mort de don Philippe et l'invitation de préparer ses obsèques.
Le choix de la majorité était tombé, cette année, sur un célèbre marchand de morue, qui jouissait d'une réputation de piété qui eut été remarquable en tout temps, et qui de nos jours était prodigieuse. Ce fut lui qui, en sa qualité de prieur, eût mission de donner les ordres nécessaires à l'enterrement de don Philippe Villani; il envoya donc ses ouvriers au n° 15 de la rue de Toledo, dernier domicile du défunt, pour tendre la chambre ardente, convoqua tous les confrères et invita le chapelain à se tenir prêt. Vingt-quatre heures après le décès, terme exigé par les réglemens de la police, le convoi s'achemina en conséquence vers la maison de don Philippe. Un comte, choisi parmi la plus ancienne noblesse de Naples, tenait le gonfalon de la confrérie; puis les confrères, rangés deux à deux et habillés en pénitens rouges, précédaient une caisse mortuaire en argent massif, richement sculptée et ciselée, que recouvrait un magnifique poêle en velours rouge, brodé et frangé d'or, et que soutenaient douze vigoureux porteurs. Derrière la caisse marchait le prieur, seul et tenant en main le bâton d'ébène à pomme d'ivoire, insigne de sa charge; enfin, derrière le prieur, venait, pour clore le convoi, le respectable corps des pauvres de saint Janvier.
Pardon encore de cette nouvelle digression; mais, comme nous marchons sur un terrain à peu près inconnu à nos lecteurs, nous allons leur expliquer d'abord ce que c'est que les pauvres de saint Janvier, puis nous reprendrons cet intéressant récit à l'endroit même où nous l'avons interrompu.
A Naples, quand les domestiques sont devenus trop vieux pour servir les maîtres vivans, qui en général sont fort difficiles à servir, ils changent de condition et passent au service de saint Janvier, patron le plus commode qui ait jamais existé. Ce sont les invalides de la domesticité.
Dès qu'un domestique a atteint l'âge ou le degré d'infirmité exigé pour être reçu pauvre de saint Janvier, et qu'il a son diplôme signé par le trésorier du saint, il n'a plus à s'inquiéter de rien que de prier le ciel de lui envoyer le plus grand nombre d'enterremens possible.
En effet, il n'y a pas d'enterrement un peu fashionable sans les pauvres de saint Janvier. Tout mort qui se respecte un peu doit les avoir à sa suite. On les convoque à domicile, ils se rendent à la maison mortuaire, reçoivent trois carlins par tête et accompagnent le corps à l'église et au lieu de la sépulture, en tenant à la main droite une petite bannière noire flottant au bout d'une lance. Tant qu'ils accompagnent le convoi, le plus grand respect accompagne les pauvres de saint Janvier; mais comme il n'est pas de médaille, si bien dorée qu'elle soit, qui n'ait son revers, à peine les malheureux invalides cessent-ils d'être sous la protection du cercueil qu'ils perdent le prestige qui les défendait, et qu'ils deviennent purement et simplement les lanciers de la mort. Alors ils sont hués, conspués, poursuivis et reconduits à domicile à coups d'écorce de citrons et de trognons de choux, à moins que par bonheur il ne passe, entre eux et les assaillans, un chien ayant une casserole à la queue. On sait que, dans tous les pays du monde, une casserole et un chien réunis par un bout de ficelle sont un grave événement.
Le gonfalonier, les confrères, la caisse mortuaire, les porteurs, le marchand de morue et les pauvres de saint Janvier arrivèrent donc devant le no. 15 de la rue de Toledo; là, comme le convoi était parvenu à sa destination, il fit halte. Quatre portefaix montèrent au premier, prirent la bière posée sur deux tréteaux, la descendirent et la déposèrent dans la caisse d'argent: aussitôt le prieur frappa la terre de son bâton, et le convoi, reprenant le chemin par lequel il était venu, rentra lentement dans l'église des Pèlerins.
Le lendemain des obsèques, le prieur, selon ses habitudes bourgeoises, qui le tenaient toute la journée à son comptoir, sortait à la nuit tombante pour aller faire son petit tour au Môle, récitant mentalement un De profundis pour l'âme de don Philippe Villani, lorsqu'au détour de la rue San-Giacomo, il vit venir à sa rencontre un homme qui lui paraissait ressembler si merveilleusement au défunt, qu'il s'arrêta stupéfait. L'homme s'avançait toujours, et, à mesure qu'il s'avançait, la ressemblance devenait de plus en plus frappante. Enfin, lorsque cet homme ne fut plus qu'à dix pas de distance, tout doute disparut: c'était