Le corricolo. Dumas Alexandre
premier torrent d'applaudissemens fut, comme d'habitude, reçu par l'acteur, qui salua; mais aussitôt trois mille voix appelèrent l'auteur avec une unanimité électrique; il n'y avait plus de rivalité nationale, il n'était plus question de savoir si le compositeur était Français ou Napolitain; c'était un grand musicien, voilà tout. On voulait le voir, l'écraser d'applaudissemens comme il avait écrasé le public d'émotions; on voulait rendre ce que l'on avait reçu.
Duprez chercha l'auteur de tous les côtés et revint dire au public qu'il était disparu. Le public comprit la cause de cette fuite, et les applaudissemens redoublèrent. Au bout d'un quart d'heure on reprit l'opéra.
Le dernier morceau était un rondo chanté par la Taquinardi; c'était quelque chose de déchirant comme expression. La maîtresse de Lara, après avoir essayé de le perdre par une fausse accusation, se traîne empoisonnée et mourante aux pieds de son amant en demandant grâce. La Malibran ou la Grisi, en pareille situation, se serait peu inquiétée de la voix, mais beaucoup du sentiment; la Taquinardi réussit par le moyen contraire; elle fila des sons d'une telle pureté, fit jaillir des notes si fleuries, s'épanouit en roulades si difficiles, qu'une seconde fois le roi applaudit et que la salle suivit son exemple. Cette fois l'auteur était revenu: on l'avait retrouvé, je ne sais où, dans les bras de Donizetti, qui l'assistait à ses derniers momens. Duprez le prit par une main, la Taquinardi par l'autre, et on le traîna plutôt qu'on ne le conduisit sur la scène.
Quant à moi, qui, comme compatriote et comme camarade, par esprit national et par amitié, avais senti dans cette soirée mon coeur passer par toutes les émotions, et qui avais appelé ce triomphe de toute mon âme, je le vis s'accomplir avec une pitié profonde pour celui qui en était l'objet: c'est que je connaissais ce moment suprême et cette heure où l'on est porté par Satan sur la plus haute montagne et où l'on voit au dessous de soi tous les royaumes de la terre; c'est que je savais que de ce faîte on n'a plus qu'à redescendre. Riche et heureux jusque alors, un homme venait tout à coup de changer son existence tranquille contre une vie d'émotions, sa douce obscurité contre la lumière dévorante du succès. Aucun changement physique ne s'était opéré en lui, et cependant cet homme n'était plus le même homme: il avait cessé de s'appartenir; pour des applaudissemens et des couronnes, il s'était vendu au public; il était maintenant l'esclave d'un caprice, d'une mode, d'une cabale; il allait sentir son nom arraché de sa personne comme un fruit de sa tige. Les mille voix de la publicité allaient le briser en morceaux, l'éparpiller sur le monde; et maintenant, voulût-il le reprendre, le cacher, l'éteindre dans la vie privée, cela n'était plus en son pouvoir, dût-il se briser d'émotions à trentre-quatre ans ou se noyer de dégoût à soixante; dût-il, comme Bellini, succomber avant d'avoir atteint toute sa splendeur, ou, comme Gros, disparaître après avoir survécu à la sienne.
1842.
Je ne m'étais pas trompé dans ma prévision: le vicomte Ruoltz, après avoir eu un succès à l'Opéra de Paris comme il en avait eu un à l'Opéra de Naples, a complètement abandonné la carrière musicale, et aussi bon chimiste qu'il était excellent compositeur, vient de faire cette excellente découverte dont le monde savant s'occupe en ce moment, et qui consiste à dorer le fer par l'application de la pile voltaïque.
IX
Le Lazzarone
Nous avons dit qu'il y avait à Naples trois rues où l'on passait et cinq cents rues où l'on ne passait pas; nous avons essayé, tant bien que mal, de décrire Chiaja, Toledo et Forcella; essayons maintenant de donner une idée des rues où l'on ne passe pas: ce sera vite fait.
Naples est bâtie en amphithéâtre; il en résulte qu'à l'exception des quais qui bordent la mer, comme Marinella, Sainte-Lucie et Mergellina, toutes les rues vont en montant et en descendant par des pentes si rapides, que le corricolo seul, avec son fantastique attelage, peut y tenir pied.
Puis ajoutons que, comme il n'y a que ceux qui habitent de pareilles rues qui peuvent y avoir affaire, un étranger ou un indigène qui s'y égare avec un habit de drap est à l'instant même l'objet de la curiosité générale.
Nous disons un habit de drap, parce que l'habit de drap a une grande influence sur le peuple napolitain. Celui qui est vestito di pano acquiert par le fait même de cette supériorité somptuaire de grands priviléges aristocratiques. Nous y reviendrons.
Aussi l'apparition de quelque Cook ou de quelque Bougainville est-elle rare dans ces régions inconnues, où il n'y a rien à découvrir que l'intérieur d'ignobles maisons, sur le seuil ou sur la croisée desquelles la grand-mère peigne sa fille, la fille son enfant et l'enfant son chien. Le peuple napolitain est le peuple de la terre qui se peigne le plus; peut-être est-il condamné à cet exercice par quelque jugement inconnu, et accomplit-il un supplice analogue à celui qui punissait les cinquante filles de Danaüs, avec cette différence que, plus celles-ci versaient d'eau dans leur barrique, moins il en restait.
Nous passâmes dans cinquante de ces rues sans voir aucune différence entre elles. Une seule nous parut présenter des caractères particuliers: c'était la rue de Morta-Capuana, une large rue poussiéreuse, ayant des cailloux pour pavés et des ruisseaux pour trottoirs. Elle est bordée à droite par des arbres, et à gauche par une longue file de maisons, dont la physionomie n'offre au premier abord rien de bizarre; mais si le voyageur indiscret, poussant un peu plus loin ses recherches, s'approche de ces maisons; s'il jette un regard en passant dans les ruelles borgnes et tortueuses qui se croisent en tout sens dans cet inextricable labyrinthe, il est étonné de voir que ce singulier faubourg, de même que l'île de Lesbos, n'est habité que par des femmes, lesquelles, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, de tout âge, de tout pays, de toutes conditions, sont jetées là pêle-mêle, gardées à vue comme des criminelles, parquées comme des troupeaux, traquées comme des bêtes fauves. Eh bien, ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, des cris, des blasphèmes, des gémissemens qu'on entend dans cet étrange pandémonium, mais au contraire des chansons joyeuses, de folles tarentelles, des éclats de rire à faire damner un anachorète.
Tout le reste est habité par une population qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut décrire, qui fait on ne sait quoi, qui vit on ne sait comment, qui se croit fort au dessus du lazzarone, et qui est fort au dessous.
Abandonnons-la donc pour passer au lazzarone.
Hélas! le lazzarone se perd: celui qui voudra voir encore le lazzarone devra se hâter. Naples éclairé au gaz, Naples avec des restaurans, Naples avec ses bazars, effraie l'insouciant enfant du môle. Le lazzarone, comme l'Indien rouge, se retire devant la civilisation.
C'est l'occupation française de 99 qui a porté le premier coup au lazzarone.
A cette époque, le lazzarone jouissait des prérogatives entières de son paradis terrestre; il ne se servait pas plus de tailleur que le premier homme avant le péché: il buvait le soleil par tous les pores.
Curieux et câlin comme un enfant, le lazzarone était vite devenu l'ami du soldat français qu'il avait combattu; mais le soldat français est avant toutes choses plein de convenance et de vergogne; il accorda au lazzarone son amitié, il consentit à boire avec lui au cabaret, à l'avoir sous le bras à la promenade, mais à une condition sine qua non, c'est que le lazzarone passerait un vêtement. Le lazzarone, fier de l'exemple de ses pères et de dix siècles de nudité, se débattit quelque temps contre cette exigence, mais enfin consentit à faire ce sacrifice à l'amitié.
Ce fut le premier pas vers sa perte. Après le premier vêtement vint le gilet, après le gilet viendra la veste. Le jour où le lazzarone aura une veste, il n'y aura plus de lazzarone; le lazzarone sera une race éteinte, le lazzarone passera du monde réel dans le monde conjectural, le lazzarone rentrera dans le domaine de la science, comme le mastodonte et l'ichtyosaurus, comme le cyclope et le troglodite.
En amendant, comme nous avons eu le bonheur de voir et d'étudier les derniers restes de cette grande race qui tombe, hâtons-nous, pour aider les savans à venir dans leurs investigations anthropologiques, de dire ce que c'est que le lazzarone.
Le lazzarone est le fils aîné de la nature: c'est à lui le soleil qui brille; c'est à lui la mer qui murmure; c'est à lui la création