Le corricolo. Dumas Alexandre
de son front, ses genoux s'entrechoquaient, ses dents étaient serrées par une contraction convulsive; il ne pouvait ni avancer ni reculer: il essaya de crier au secours; mais, comme Énée sur la tombe de Polydore, il sentit sa voix expirer dans son gosier, et un son sourd et inarticulé qui ressemblait à un râle d'agonie s'en échappa seul.
– Bonjour, mon cher prieur, dit le fantôme en souriant.
– In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, murmura le prieur.
– Amen! répondit le fantôme.
– Vade retro, Satanas! s'écria le prieur.
– A qui donc en avez-vous, mon très cher? demanda le fantôme en regardant autour de lui, comme s'il cherchait quel objet pouvait causer la terreur dont paraissait saisi le pauvre marchand de morue.
– Va-t'en, âme bienveillante! continua le prieur, et je te promets que je ferai dire des messes pour ton repos.
– Je n'ai pas besoin de vos messes, dit le fantôme; mais si vous voulez me donner l'argent que vous comptiez consacrer à cette bonne oeuvre, cet argent me sera agréable.
– C'est bien, lui dit le prieur; il revient de l'autre monde pour emprunter. C'est bien lui!
– Qui, lui? demanda le fantôme.
– Don Philippe Villani.
– Pardieu! et qui voulez-vous que ce soit?
– Pardon, mon cher frère, reprit le prieur en tremblant. Peut-on sans indiscrétion vous demander où vous demeurez, ou plutôt où vous demeuriez?
– Rue de Toledo, no. 15. A propos de quoi me faites-vous cette question?
– C'est qu'on nous a écrit, il y a trois jours, que vous étiez mort. Nous nous sommes rendus à votre maison, nous avons mis votre bière dans le catafalque, nous vous avons conduit à l'église, et nous vous avons enterré.
– Merci de la complaisance! dit don Philippe.
– Mais comment se fait-il, puisque vous êtes mort avant-hier et que nous vous avons enterré hier, que je vous rencontre aujourd'hui?
– C'est que je suis ressuscité, dit don Philippe.
Et, donnant au bon prieur une tape d'amitié sur l'épaule, don Philippe continua son chemin. Le prieur resta dix minutes à la même place, regardant s'éloigner don Philippe, qui disparut au coin de la rue de Toledo. La première idée du bon prieur fut que Dieu avait fait un miracle en faveur de don Philippe; mais en y réfléchissant bien, le choix fait par Notre-Seigneur lui sembla si étrange qu'il convoqua le soir même le chapitre pour lui exposer ses doutes. Le chapitre convoqué, le digne marchand de morue lui raconta ce qui lui était arrivé, comment il avait rencontré don Philippe, comment don Philippe lui avait parlé, et comment enfin don Philippe en le quittant lui avait annoncé, comme avait fait le Christ à la Madeleine, qu'il était ressuscité le troisième jour.
Sur dix personnes dont se composait le chapitre, neuf parurent disposées à croire au miracle; une seule secoua la tête.
– Doutez-vous de ce que j'ai avancé? demanda le prieur.
– Pas le moins du monde, répondit l'incrédule; seulement je crois peu aux fantômes, et comme tout ceci pourrait bien cacher quelque nouveau tour de don Philippe, je serais d'avis, en attendant plus amples informations, de le faire assigner en dommages-intérêts comme s'étant fait enterrer sans être mort.
Le lendemain, on laissa chez le portier de la maison no. 15, rue de Toledo, une sommation conçue en ces termes: «L'an 1835, ce 18 novembre, à la requête de la vénérable confrérie des Pèlerins, moi, soussigné, huissier près le tribunal civil de Naples, j'ai fait sommation à feu don Philippe Villani, décédé le 15 du même mois, de comparaître dans la huitaine devant le susdit tribunal, pour prouver légalement sa mort, et, dans le cas contraire, se voir condamner à payer à ladite vénérable confrérie des Pèlerins cent ducats de dommages-intérêts, plus les frais de l'enterrement et du procès.»
C'était le jour même du jugement du procès que nous nous étions trouvés au milieu du rassemblement qui attendait, rue de Forcella, l'ouverture du tribunal. Le tribunal ouvert, la foule se précipita dans la salle d'audience et nous entraîna avec elle. Tout le monde s'attendait à voir juger le défunt par défaut; mais tout le monde se trompait: le défunt parut, au grand étonnement de la foule, qui s'ouvrit en le voyant paraître, et le laissa passer avec un frissonnement qui prouvait que ceux qui la composaient n'étaient pas bien certains au fond du coeur que don Philippe Villani fût encore réellement de ce monde. Don Philippe s'avança gravement et de ce pas solennel qui convient aux fantômes; puis, s'arrêtant devant le tribunal, il s'inclina avec respect.
– Monsieur le président, dit-il, ce n'est pas moi qui suis mort, mais un de mes amis chez lequel je logeais; sa veuve m'a chargé de son enterrement, et comme, pour le quart d'heure, j'avais plus besoin d'argent que de sépulture, je l'ai fait enterrer à ma place. Au surplus, que demande la vénérable confrérie? J'avais droit à un enterrement pour un: elle m'a enterré. Mon nom était sur le catalogue: elle a rayé mon nom. Nous sommes quittes. Je n'avais plus rien à vendre: j'ai vendu mes obsèques.
En effet, le pauvre Lélio, qui avait tant fait rire les autres, venait de mourir du spleen, et c'était lui que la vénérable confrérie des Pélerins avait enseveli au lieu et place de don Philippe. Celui-ci fut renvoyé de la plainte aux grands applaudissemens de la foule, qui le reporta en triomphe jusqu'à la porte du no. 15 de la rue de Toledo.
Au moment où nous quittâmes Naples, le bruit courait que don Philippe Villani allait faire une fin en épousant la veuve de son ami, ou plutôt ses trois mille livres sterling.
VIII
Grand Gala
Avant d'abandonner les rues où l'on passe, pour conduire nos lecteurs dans les rues où on ne passe pas, disons un mot du fameux théâtre de San-Carlo, le rendez-vous de l'aristocratie.
Lorsque nous arrivâmes à Naples, la nouvelle de la mort de Bellini était encore toute récente, et, malgré la haine qui divise les Siciliens et les Napolitains, elle y avait produit, quelles que fussent les opinions musicales des dilettanti, une sensation douloureuse; les femmes surtout, pour qui la musique du jeune maestro semble plus spécialement écrite et sur le jugement desquelles la haine nationale a moins d'influence, avaient presque toutes dans leur salon un portrait del gentile maestro, et il était bien rare qu'une visite, si étrangère qu'elle fût à l'art, se terminât sans qu'il y eût échange de regrets entre les visiteurs et les visités sur la perte que l'Italie venait de faire.
Donizetti surtout, qui déjà portait le sceptre de la musique et qui héritait encore du la couronne, était admirable de regrets pour celui qui avait été son rival sans jamais cesser d'être son ami. Cela avait, du reste, ravivé les querelles entre les bellinistes et les donizettistes, querelles bien plus promptement terminées que les nôtres, où chacun des antagonistes tient à prouver qu'il a raison, tandis que les Napolitains s'inquiètent peu, au contraire, de rationaliser leur opinion, et se contentent de dire d'un homme, d'une femme ou d'une chose qu'elle leur est sympathique ou antipathique. Les Napolitains sont un peuple de sensations. Toute leur conduite est subordonnée aux pulsations de leur pouls.
Cependant les deux partis s'étaient réunis pour honorer la mémoire de l'auteur de Norma et des Puritains. Les élèves du Conservatoire de Naples avaient ouvert une souscription pour lui faire des funérailles; mais le ministre des cultes s'était opposé à cette fête mortuaire, sous le seul prétexte, peu acceptable en France, mais suffisant à Naples, que Bellini était mort sans recevoir les sacremens. Alors ils avaient demandé la permission de chanter à Santa-Chiara la fameuse messe de Winter; mais cette fois le ministre était intervenu, disant que ce Requiem avait été exécuté aux funérailles de l'aïeul du roi, et qu'il ne voulait pas qu'une messe qui avait servi pour un roi fût chantée pour un musicien. Cette seconde raison avait paru moins plausible que la première. Cependant les amis du ministre avaient calmé l'irritation en faisant observer que Son Excellence avait fait une grande