Actes et Paroles, Volume 3. Victor Hugo
peut dire de Paris qu'il a des vertus de chevalier; il est sans peur et sans reproche. Sans peur, il le prouve devant l'ennemi; sans reproche, il le prouve devant l'histoire. Il a eu parfois la colere; est-ce que le ciel n'a pas le vent? Comme les grands vents, les coleres de Paris sont assainissantes. Apres le 14 juillet, il n'y a plus de Bastille; apres le 10 aout, il n'y a plus de royaute. Orages justifies par l'elargissement de l'azur.
De certaines violences ne sont pas le fait de Paris. L'histoire constatera, par exemple, que ce qu'on reproche au 18 Mars n'est pas imputable au peuple de Paris; il y a la une sombre culpabilite partageable entre plusieurs hommes; et l'histoire aura a juger de quel cote a ete la provocation, et de quelle nature a ete la repression. Attendons la sentence de l'histoire.
En attendant, tous, qui que nous soyons, nous avons des obligations austeres; ne les oublions pas.
L'homme a en lui Dieu, c'est-a-dire la conscience; le catholicisme retire a l'homme la conscience, et lui met dans l'ame le pretre a la place de Dieu; c'est la le travail du confessionnal; le dogme, nous l'avons dit, se substitue a la raison; il en resulte cette profonde servitude, croire l'absurde; credo quia absurdum.
Le catholicisme fait l'homme esclave, la philosophie le fait libre.
De la de plus grands devoirs.
Les dogmes sont ou des lisieres ou des bequilles. Le catholicisme traite l'homme tantot en enfant, tantot en vieillard. Pour la philosophie l'homme est un homme. L'eclairer c'est le delivrer. Le delivrer du faux, c'est l'assujettir au vrai.
Disons les verites severes.
XII
Tout ce qui augmente la liberte augmente la responsabilite. Etre libre, rien n'est plus grave; la liberte est pesante, et toutes les chaines qu'elle ote au corps, elle les ajoute a la conscience; dans la conscience, le droit se retourne et devient devoir. Prenons garde a ce que nous faisons; nous vivons dans des temps exigeants. Nous repondons a la fois de ce qui fut et de ce qui sera. Nous avons derriere nous ce qu'ont fait nos peres et devant nous ce que feront nos enfants. Or a nos peres nous devons compte de leur tradition et a nos enfants de leur itineraire. Nous devons etre les continuateurs resolus des uns et les guides prudents des autres. Il serait pueril de se dissimuler qu'un profond travail se fait dans les institutions humaines et que des transformations sociales se preparent. Tachons que ces transformations soient calmes et s'accomplissent, dans ce qu'on appelle (a tort, selon moi) le haut et le bas de la societe, avec un fraternel sentiment d'acceptation reciproque. Remplacons les commotions par les concessions. C'est ainsi que la civilisation avance. Le progres n'est autre chose que la revolution faite a l'amiable.
Donc, legislateurs et citoyens, redoublons de sagesse, c'est-a-dire de bienveillance. Guerissons les blessures, eteignons les animosites; en supprimant la haine nous supprimons la guerre; que pas une tempete ne soit de notre faute. Quatrevingt-neuf a ete une colere utile. Quatrevingt-treize a ete une fureur necessaire; mais il n'y a plus desormais ni utilite ni necessite aux violences; toute acceleration de circulation serait maintenant un trouble; otons aux fureurs et aux coleres leur raison d'etre; ne laissons couver aucun ferment terrible. C'est deja bien assez d'entrer dans l'inconnu! Je suis de ceux qui esperent dans cet inconnu, mais a la condition que nous y melerons des a present toute la quantite de pacification dont nous disposons. Agissons avec la bonte virile des forts. Songeons a ce qui est fait et a ce qui reste a faire. Tachons d'arriver en pente douce la ou nous devons arriver; calmons les peuples par la paix, les hommes par la fraternite, les interets par l'equilibre. N'oublions jamais que nous sommes responsables de cette derniere moitie du dix-neuvieme siecle, et que nous sommes places entre ce grand passe, la revolution de France, et ce grand avenir, la revolution d'Europe.
Paris, juillet 1876.
DEPUIS L'EXIL
PREMIERE PARTIE
PARIS
I
Le 4 septembre 1870, pendant que l'armee prussienne victorieuse marchait sur Paris, la republique fut proclamee; le 5 septembre, M. Victor Hugo, absent depuis dix-neuf ans, rentra. Pour que sa rentree fut silencieuse et solitaire, il prit celui des trains de Bruxelles qui arrive la nuit. Il arriva a Paris a dix heures du soir. Une foule considerable l'attendait a la gare du Nord. Il adressa au peuple l'allocution qu'on va lire:
Les paroles me manquent pour dire a quel point m'emeut l'inexprimable accueil que me fait le genereuxpeuple de Paris.
Citoyens, j'avais dit: Le jour ou la republique rentrera, je rentrerai. Me voici.
Deux grandes choses m'appellent. La premiere, la republique. La seconde, le danger.
Je viens ici faire mon devoir.
Quel est mon devoir?
C'est le votre, c'est celui de tous.
Defendre Paris, garder Paris.
Sauver Paris, c'est plus que sauver la France, c'est sauver le monde.
Paris est le centre meme de l'humanite. Paris est la ville sacree.
Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain.
Paris est la capitale de la civilisation, qui n'est ni un royaume, ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passe et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation? C'est parce que Paris est la ville de la revolution.
Qu'une telle ville, qu'un tel chef-lieu, qu'un tel foyer de lumiere, qu'un tel centre des esprits, des coeurs et des ames, qu'un tel cerveau de la pensee universelle puisse etre viole, brise, pris d'assaut, parqui? par une invasion sauvage? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais!
Citoyens, Paris triomphera, parce qu'il represente l'idee humaine et parce qu'il represente l'instinct populaire.
L'instinct du peuple est toujours d'accord avec l'ideal de la civilisation.
Paris triomphera, mais a une condition: c'est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu'une seule ame; c'est que nous ne serons qu'un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le defendre.
A cette condition, d'une part la republique une, d'autre part le peuple unanime, Paris triomphera.
Quant a moi, je vous remercie de vos acclamations mais je les rapporte toutes a cette grande angoisse qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger.
Je ne vous demande qu'une chose, l'union!
Par l'union, vous vaincrez.
Etouffez toutes les haines, eloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles.
Serrons-nous tous autour de la republique en face de l'invasion, et soyons freres. Nous vaincrons.
C'est par la fraternite qu'on sauve la liberte.
Reconduit par le peuple jusqu'a l'avenue Frochot qu'il allait habiter, chez son ami M. Paul Meurice, et rencontrant partout la foule sur son passage, M. Victor Hugo, en arrivant rue de Laval, remercia encore une fois le peuple de Paris et dit:
"Vous me payez en une heure dix-neuf ans d'exil."
II
Cependant, l'armee allemande avancait et menacait. Il semblait qu'il fut temps encore d'elever la voix entre les deux nations. M. Victor Hugo publia, en francais et en allemand, l'appel que voici:
Allemands, celui qui vous parle est un ami.
II y a trois ans, a l'epoque de l'Exposition de 1867, du fond de l'exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville.
Quelle ville?
Paris.
Car Paris ne nous appartient pas a nous seuls. Paris est a vous autant qu'a nous. Berlin, Vienne; Dresde, Munich, Stuttgart, sont vos capitales; Paris est votre centre. C'est a Paris que l'on sent vivre l'Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athenes, il y a eu Rome, et il y a Paris.
Paris