Mathilde. Эжен Сю
pas, il n'a pas voulu de feu. Du reste, je puis vous dire une chose qui vous étonnera, madame Blondeau: depuis trente ans, chaque jour, selon une vieille coutume de notre province, mon maître me permet, lorsque je me retire, de lui baiser la main. Dans nos usages, c'est une marque d'attachement et de respect. Eh bien! malgré ces grands froids, sa pauvre main était toujours sèche, brûlante, comme si une fièvre ardente l'eût dévoré… Malgré cela… il n'est pas changé; cela se conçoit, il est d'une constitution si énergique… Dans nos campagnes contre les Turcs, je l'ai vu rester à cheval vingt, trente heures sans manger, prenant seulement de temps à autre un peu de la neige qui couvrait la crinière de son cheval pour étancher sa soif, ne se plaignant jamais. S'il était blessé… quand je m'approchais de lui, il souriait, mais d'un sourire si bon, si doux, que, malgré mes craintes, je me sentais tout rassuré. Hélas!.. depuis un an… ce sourire-là n'a plus jamais reparu sur ses lèvres… Il ne voit personne… ne va chez personne… Une seule fois, il est sorti pour ce duel…
– Ah! ce duel, ce duel… monsieur Stok, quand je pense que ce malheureux coffret l'a causé!
– Pour ce qui est du duel, je n'étais pas absolument inquiet, madame Blondeau, je savais l'adresse et la force de mon maître. Autrefois, il battait les plus fameux maîtres d'armes; pourtant, malgré moi, j'allais, je venais à la porte. Enfin, quand je l'ai vu rentrer avec les deux soldats qu'il m'avait envoyé chercher pour témoins ici près, à la caserne, mon pauvre vieux cœur a bondi de joie… Ce jeune homme en a été quitte pour un coup d'épée qui l'a tenu un mois couché… Le soir du duel, mon maître a dit un mot qui m'a bien étonné de sa part; il se parlait à lui-même, comme cela lui arrive souvent; il a murmuré à voix basse: – «Je ne hais pas cet homme; excepté à la guerre, la vue du sang m'a toujours révolté, et j'ai vu couler le sien avec une joie féroce… J'ai été sur le point de ne plus le ménager, et puis la voix m'a dit de lui laisser la vie; je l'ai écoutée.»
– Quelle voix, monsieur Stok?
– Je ne sais, madame Blondeau… Quelquefois il interrompt brusquement sa promenade, s'arrête… paraît écouter, met les deux mains sur son front et recommence à marcher.
– Pauvre colonel!
– Mais voyez comme je suis égoïste, je ne vous parle que de mon maître, – dit Stok. – Et madame la vicomtesse?
– Madame est toujours en Touraine, toujours bien souffrante.
– Ah! madame Blondeau, depuis que nous nous connaissons, que de changements, que de malheurs!
– Fasse le Seigneur qu'ils soient à leur terme pour ma maîtresse, monsieur Stok! Je n'ose faire le même vœu pour votre maître, quoiqu'on dise que tout chagrin a sa fin.
– Pas ceux-là, madame Blondeau, pas ceux-là, – dit tristement Stok en secouant la tête.
– Ne puis-je encore voir M. le colonel? Je désirerais lui remettre ce paquet et reprendre ce soir la voiture de Tours. J'ai hâte de retourner près de madame.
– Monsieur ne m'a pas encore sonné. Quelques moments de plus ou de moins ne seront rien pour vous, – dit Stok d'un ton presque suppliant. – Et si vous saviez ce que c'est pour monsieur quelques moments de bon sommeil? Ça lui fait tant de bien! Il dort si peu! Il est encore rentré ce matin bien tard…
– Quelle vie! – dit madame Blondeau en soupirant.
– Je ne me plaindrais pas, – reprit Stok, – si je n'avais qu'à songer à mon maître; mais vous ne croiriez pas les ennuis que me donnent une demi-douzaine de vieux imbéciles qui nous espionnent toute la journée. Il n'y a pas de ruses qu'ils n'aient essayées pour s'introduire ici; ils sont continuellement perchés comme des corbeaux sur les chaises du café d'en face, pour espionner ce qui se fait ici.
– Ce sont eux sans doute qui semblaient être aux aguets tout à l'heure lorsque j'ai frappé à la porte, – dit madame Blondeau.
– Eux-mêmes… Pourtant j'ai donné une bonne leçon à l'un d'eux… Rien n'y fait…
En ce moment, une sonnette tinta.
– Monsieur me sonne… Attendez-moi, je vous prie, madame Blondeau… Je vais prévenir mon maître de votre arrivée.
Un quart d'heure après, madame Blondeau entra dans la chambre du colonel… Il était debout, vêtu d'une longue pelisse turque, de couleur foncée. La fenêtre basse, au travers de laquelle on voyait une allée de marronniers aux troncs noirs et dépouillés, jetait un jour douteux dans l'appartement.
L'espèce de contraction douloureuse qui donnait à la figure du colonel une expression dure, et pour ainsi dire pétrifiée, sembla diminuer un peu lorsqu'il vit madame Blondeau; ses traits se détendirent.
– Comment se porte Mathilde?– dit-il avec un accent rempli de douceur et de bonté.
– Hélas! monsieur… Madame est toujours bien accablée.
Et la voix de la pauvre vieille femme s'altéra; ses yeux se remplirent de larmes.
– Pardonnez-moi, monsieur, – dit-elle; – c'est que je ne puis entendre prononcer ce nom sans me sentir tout émue.
– Je l'appelle ainsi devant vous de son nom de jeune fille, parce que vous l'avez élevée, parce que vous lui avez été dévouée comme une mère…
– Ah! monsieur… je ne mérite pas… je ne suis qu'une domestique.
– Ce n'est rendre justice ni à vous, ni à elle, que de parler ainsi… Je sais votre conduite; je sais aussi que Mathilde l'apprécie comme elle le doit. Bonne et excellente femme que vous êtes… Mais que voulez-vous?
– Madame m'a priée de vous apporter ces papiers, ne voulant pas les confier au hasard de la poste. Elle m'a bien recommandé de vous dire encore, monsieur, qu'elle ne vous demande pas de lui répondre. Vous lirez cela… quand vous voudrez, m'a dit madame; elle sait…
– Bien… bien, – dit doucement le colonel, comme s'il eût voulu chasser un souvenir pénible; et il posa l'enveloppe sur la table.
– Et le coffret? – demanda-t-il à madame Blondeau.
– Madame m'a dit de vous prier de continuer à le garder.
Malgré l'accueil plein de bonté qu'il avait fait à madame Blondeau, on voyait que le colonel était sous le poids d'une distraction profonde; à peine eut-il prononcé ces dernières paroles, qu'il retomba dans sa rêverie.
Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il baissa la tête et commença de marcher à pas lents, oubliant la présence de madame Blondeau. Celle-ci, n'osant dire un mot, se retira bientôt....
La lettre suivante était jointe à un assez volumineux manuscrit que madame Blondeau venait d'apporter au colonel de la part de Mathilde.
«Je ne sais pas, mon ami, si d'ici à bien longtemps vous aurez le courage d'ouvrir cette lettre.
«J'ai connu… j'ai aimé, oh! j'ai bien aimé celle que vous pleurez; je connais votre cœur, votre caractère; je sais ce que vous étiez pour elle, je sais ce qu'elle était pour vous: comment ne sentirais-je pas que votre désespoir est à tout jamais incurable?
«Mon ami, mon frère, vous n'avez plus ici-bas de cœur plus dévoué que le mien… Je n'ai jamais eu d'autre ami que vous… Vous le savez… si j'avais plus souvent écouté la voix sévère, inflexible, de votre sainte amitié, que de regrets amers j'aurais évités! Mais, dans cette lettre, ne parlons pas de moi… mais de vous, de vous… noble et grand cœur; de vous, l'idéal de la bonté humaine.
«Vous souffrez, mon ami! vous souffrez d'un chagrin désespéré! Plus vous creusez cet abîme, plus il devient profond, plus ses ténèbres augmentent!
«Il y a un an, lorsque j'ai su l'épouvantable catastrophe, je suis tombée à genoux; j'ai prié pour elle, j'ai surtout prié pour vous… vous lui surviviez!
«Je