Amitié amoureuse. Lecomte du Noüy Hermine Oudinot
négation de la savoir, s'exaspérait contre le mystère dont vous enveloppiez ma disparition de Paris.
Pour la calmer, je lui répondis, affirmant votre parfaite ignorance et, en vue d'un fichage de paix utile à combattre ses doutes et son esprit d'intrigue, je la lui révélai à elle seule. Vous pensez bien qu'elle fut flattée. D'autres lettres suivirent, assez vides. A ce moment-là et pendant quelques mois encore, comptaient pour moi celles, seules, où il était question de vous. Ainsi, mon amie, j'ai su vos études d'harmonie reprises; j'ai même lu les trois œuvres que vous avez fait paraître. Puis-je vous dire que j'ai été touché au delà de tout, en vous voyant vous isoler de moi dans l'étude et non dans les légères distractions du monde? Vous demeurez suave jusqu'en vos sévérités, et cette peine d'exil imposée par vous à votre ami, je ne sais quelle pitié charitable vous en faisait de loin partager la détresse…
Mais, pour en revenir à miss Suzanne, comme depuis mon retour à Paris elle continue néanmoins à m'écrire, je trouve que la situation se complique. Que pensez-vous de cela, vous?.. Et, dites-moi, comment ne vous aurais-je pas adorée, vous comparant à ces autres?
Maintenant pourtant, quand je pense que nous aurions pu gâter par un banal amour le sentiment qui désormais nous lie, je suis plein d'un rétrospectif remords. Il fallait toujours, entre nous, en venir où nous en sommes. Les femmes de votre sorte ne faillissent pas. Elles savent rester intactes sur le petit piédestal d'honneur qu'elles se sont fait, et on les aime à part des autres, justement parce qu'elles sont aussi séduisantes et non accessibles.
Hélas! nous sommes tous un peu écœurés de nos mièvres aventures, tous repus et déçus, et c'est notre mal, le mal du siècle, de n'avoir pas l'énergie d'aimer.
Vous êtes une des rares femmes que j'aurais aimé aimer, avant de vous si bien connaître, madame chérie; maintenant je sens quel abîme nous eût séparés dans l'amour, et ce que vous m'auriez fait souffrir en me forçant à vous donner une vigueur d'âme que je n'ai pas. Si encore j'avais souffert seul… Mais ce que vous auriez ressenti, vous! Quel réveil, ma pauvre petite! Ce que nous offrons est si peu de chose comparé à ce que donnent les convaincues comme vous. C'est l'éternelle histoire du jouet que nous croyons recevoir et du trésor que vous croyez donner, – dont parle la grande penseuse-reine, Élisabeth de Roumanie.
Comme ami, je me sens à la hauteur de ma tâche car je vous aime trop; je vous aime avec tendresse, respect, admiration, même jalousie. Et je serais très sérieusement furieux, je vous jure, que quelqu'un d'autre se permît de vous aimer comme je vous aime, madame.
Ah! comme ce me serait bon de passer un mois seul avec vous à la campagne, à m'imprégner de votre force morale.
LIX
Denise à Philippe
Quel plaisir me fait votre lettre! Ces longs mois écoulés, nous nous sommes retrouvés avec une apparence de froideur et pourtant, tout ce drame discret d'autrefois a mis entre nous je ne sais quoi de très tendre… ne le sentez-vous pas?
Le sentiment sans nom, de plus en plus sans nom, possède mon cœur à un point extrême.
Mais quoi, vous traitez si légèrement cette démarche hardie de ma nièce! Cette nouvelle d'une correspondance secrète m'a fait frissonner. Songez donc, si elle ne vous était pas adressée, à vous que j'estime, dont je connais la délicatesse de sentiment, songez à tout ce qu'une pareille liberté d'allure pourrait attirer de trouble dans sa vie future de femme et combien elle peut nuire déjà à sa vie de jeune fille.
Si j'osais, mon cher ami, je vous demanderais de détruire avec moi les lettres de Suzanne avant mon départ pour Nimerck; j'y retourne demain soir sans faute, l'ayant promis à ma mère.
Suzon est une enfant gâtée chez laquelle on n'a développé que les qualités d'apparence. Si vous le permettez, je lui montrerai doucement le danger où elle court en prenant la vie dans ce sens. Ma belle-sœur s'est vite trouvée débordée par la vitalité impérieuse et piaffeuse de sa fille; c'est une correcte et droite créature, cette bonne Alice, croyant le mal aussi impossible aux siens qu'il l'est à elle-même, ne le soupçonnant pas; d'Aulnet, lui, est une brute courtoise, plus occupé de cercles et de courses qu'il ne faudrait, mais scrupuleusement honnête. Suzanne n'a peut-être pas compris la hardiesse de mauvais ton qu'ont ses avances. J'en suis malheureuse, confuse pour elle, prête à vous en demander pardon.
Vous voulez bien, pas vrai? nous livrer à cet autodafé?
Pour en revenir à nous, y a-t-il, au fond, rien de plus étrange que ce sentiment qui nous lie? C'est vraiment sur cette question que le psychologue délicat qu'est Bourget devrait faire marcher son prochain roman, car nos lettres toutes décousues, se suivant à peine, n'en peuvent constituer un. Il faudrait son talent pour créer, animer d'une vie romanesque et philosophique ce que renferment infinitésimalement les nôtres: des coins de notre âme dont les épanchements intimes montrent de temps en temps le fonds de réserve. Encore cela n'amuserait peut-être pas le public, les joies pures du cœur étant l'idéal de ceux qui les savourent, mais non de ceux qui les lisent. Qui sait pourtant? Une œuvre qui laisserait beaucoup de marge à l'imagination des autres, une œuvre qui laisserait deviner, supposer, inventer, au delà du cadre où elle se renferme, serait peut-être une œuvre de vie.
Je sais bien que le roman doit toujours se composer d'une exposition, d'une intrigue, d'un nœud, d'un dénouement, la scène à faire (toujours avidement réclamée par Sarcey). Or, nos lettres vont tout de travers comme dans la vie. Elles sont illogiques, car l'homme est illogique; remplies de contrastes, car la femme n'est que contrastes; gaies, tristes, disparates, elles peignent un homme réel, une femme réelle; elles vont comme elles peuvent, cahin, caha, hue, dia, hop!
Elles ne se plient pas aux exigences d'un caractère de héros, héros du commencement à la fin du livre; nous ne finirons probablement pas nos vies, moi dans un couvent, vous dans la Seine; nous ne serons tués par personne, pas même par mon diplomate de mari; ce n'est donc pas un roman (je m'en vante!) et cela n'intéresserait personne, car chacun veut voir, dans un roman, ou une espèce d'idéal de la vie, ou des souffrances si extrêmes, ou des horreurs si complètes que, bien heureusement, j'en ai rarement vu de pareilles dans les vraies vies, la vôtre, la mienne, la nôtre, la leur.
Et puis, personne ne voudrait croire que cela pût exister, une amitié aussi vive, un besoin de se voir, de s'entendre, de connaître les moindres événements de la vie de l'un et de l'autre; une attirance indéniable, vous, tant d'obéissance à mes désirs, moi, tant de complaisance aux vôtres; et tout, enfin: la simplicité, la complication, le charme, la finesse, la force, la subtilité, la fausseté, la franchise, l'exquis, l'incompréhensible du sentiment que nous éprouvons l'un pour l'autre.
LX
Philippe à Denise
Certes, nos lettres ne sont pas un roman. Elles n'ont aucun enchaînement voulu, préparé; elles n'ont pas la coordination progressive d'événements souhaités, poussant l'œuvre vers un dénouement bien exploité et trop souvent connu et prévu par le lecteur.
Mais, à cause de cela, elles m'en semblent plus intéressantes; si elles étaient un roman, avouez qu'il serait dans la forme et dans le fond assez neuf? Elles sont mieux qu'un roman, elles sont une tranche de vie. N'expriment-elles pas la déception d'un homme avouant sa lutte contre ses facultés latentes – qu'il sent, qu'il juge des plus sublimes! – Je blague; mais l'aveu spontané d'une impuissance douloureuse est, après tout, une assez noble humilité, digne d'étude. Ne dépeignent-elles pas, ces lettres, la perpétuité d'un vouloir avortant, une sensibilité maladive monstrueusement défaillante, une volonté se dérobant malgré les efforts d'une imagination avide d'action?
J'ai, je crois, de l'élévation d'esprit; j'ai le sentiment de posséder quelques facultés supérieures, sans le pouvoir de réaliser mes conceptions. Toutes les pénétrantes misères morales, je les subis, rêveur impatient. Si parfois, par la grâce d'influences puériles, je m'en distrais, la conscience de mon mal me ramène à des désespoirs profonds. Je pleure