Noémie Hollemechette. Magdeleine du Genestoux
estoux
Noémie Hollemechette / Journal d'une petite réfugiée belge
Je commence mon Journal
MAMAN m’a dit ce matin: «Nous allons partir en vacances, tu vas ainsi passer deux mois au bord de la mer à Heyst. Tu n’auras rien à faire, aucun devoir; mais je vais te donner une idée qui sera une occupation sans toutefois t’ennuyer, ni te faire perdre beaucoup de ces heures de plaisir dont, moi la première, je désire que tu jouisses: écris donc ton journal de vacances. Une petite fille de dix ans peut très bien noter ses impressions et les événements de sa vie. Tu écriras chaque jour, ou plutôt deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, ce que tu auras vu, ce qui t’aura amusée, enfin tout ce que tu voudras. Si ce journal est bien fait, plus tard il sera un souvenir précieux. Moi, petite fille, j’ai écrit aussi mon journal et je l’ai continué jusqu’au jour de mon mariage, lorsque je suis venue m’installer ici, à Louvain, avec ton papa.»
Oui, c’est cela, je vais écrire mon journal.
J’ai demandé à papa un beau cahier, il m’en a apporté un très joli, recouvert de toile grise, sur lequel il a fait écrire en belle ronde par Jean Moya, son commis, mon nom, Noémie Hollemechette, et ces mots: Journal de ma vie.
Après le déjeuner, vite je commence.
Nous devons partir le 2 août pour Heyst; papa qui, depuis très longtemps, n’a pas quitté son magasin de livres, tant il craint de manquer la visite d’un de ces «Messieurs de l’Université», comme il dit, vient avec nous; mon frère Désiré, qui est à la banque, nous rejoindra un peu plus tard. Il prétend toujours qu’il a trop à faire, et papa ne veut jamais qu’il demande un congé quand on ne le lui donne pas; je suis bien contente que, cette fois-ci, il puisse aller à Heyst, car l’année dernière il nous a beaucoup manqué. Il sait si bien raccommoder les filets, et surtout, quand il est là, maman nous laisse faire tout ce que nous voulons et nous sortons bien davantage.
Mes grands cousins Craenendonck vont aussi venir avec Gertrude et Rosalie.
Quelles bonnes parties nous allons faire! Je voudrais bien cette année avoir un petit jardin le long de l’allée qui mène à l’entrée de la maison; je demanderai au vieux Frans, qui porte le poisson et qui nettoie les allées, de nous tracer un jardin et de planter une bordure verte. Ma petite sœur Barbe en voudra un sûrement, mais si Frans en fait un, il peut aussi en faire deux. Et puis Désiré, quand il viendra, l’arrangera.
L’année dernière j’en avais un. J’avais pioché, creusé et semé, je ne me rappelle plus quoi, puis j’avais tassé la terre avec mes mains, comme Frans, mais rien n’a jamais poussé. De temps en temps je faisais un petit trou avec mes doigts pour voir si cela n’avançait pas. Désiré m’a dit que j’avais trop aplati. Cette année, après avoir semé, je n’y toucherai plus. Je laisserai du reste à Frans le plus gros travail.
Il faudra aussi que Désiré fasse une armoire près de mon lit, dans la chambre de Madeleine, pour que j’y mette mes livres et mon cahier. Papa m’a donné pour ma fête une collection de la Bibliothèque Rose que je veux emporter à la campagne, car je la prêterai à Gertrude et à Rosalie qui n’ont pas lu la suite des Petites filles modèles, les Vacances. Sur cette bibliothèque nous rangerons les coquillages et les pierres que chaque année nous ramassons sur la plage.
Et sur la plage que ferons-nous?
Ma sœur Madeleine, à qui maman a très bien appris à coudre, – du reste elle a quinze ans, – m’a fait des costumes pour «barboter» dans l’eau.
Comme nous emportons beaucoup de bagages, maman nous a donné, à moi et à ma petite sœur Barbe, une malle entière et j’y ai mis toutes nos affaires.
Naturellement, au fond, bien couchée sur ses robes et son linge, nous avons posé la poupée de Barbe. Elle ne pourrait pas se passer de Francine: moi de même, quand j’étais petite, je ne pouvais pas m’en aller sans ma Francine. Alors je comprends ma petite sœur quand elle pleure en voyant la tête brisée de sa fille! Mais, dans ce cas, on la lui remplace, c’est très facile.
Je lui ai du reste fait une robe, à Francine; elle est de la même étoffe et de la même forme que celles que nous ont cousues maman et Madeleine. Elles sont en mousseline rose tout unie avec des ceintures de peau blanche. Seulement, pour la poupée, comme nous n’avions pas de ceinture de peau blanche, nous avons mis un ruban. Maman a dit que, pour une poupée, c’était même mieux. Papa, qui a l’air si content de venir avec nous, nous a acheté lui-même de jolis chapeaux de paille d’Italie blanche garnis de petites roses pompon. En les voyant, maman s’est écriée: «Mais c’est une folie!» Alors papa a répondu: «Oh! pour une fois, on pouvait bien se le permettre. Il y a si longtemps que j’attends de bonnes vacances comme celles que nous allons passer. Je vais voir ma sœur Craenendonck et je veux lui montrer de gentilles petites nièces. J’ai eu une excellente année et, en revenant, je travaillerai davantage.»
Là-dessus, papa et maman nous ont embrassées; mon frère, qui était là, s’est mis au piano et a joué la Brabançonne, tandis que Barbe et moi nous dansions autour de nos chapeaux. Tout le monde criait, et Phœbus, notre gros toutou qui doit être du voyage, car il ne se sépare jamais de nous, s’est mis à aboyer si fort que papa lui a dit de se taire; alors il s’est mis à lécher les joues de Barbe qui est tombée par terre.
Quel malheur! notre voyage est remis. Nous devions partir hier soir, et maman a défait nos paquets en disant qu’elle ne savait pas si nous pourrions quitter Louvain avant dimanche. Mardi soir M. van Tieren, le vieux professeur, est venu voir papa et ils ont causé tous les deux en secret; ils avaient l’air très triste, papa a appelé maman. A ce moment, mon frère Désiré est entré en courant dans le magasin: «Je suis convoqué à la caserne, je ne sais pas pourquoi, et, à la Banque, nous sommes affolés».
Comme les grandes personnes continuaient à parler à voix basse, nous nous sommes assises sur nos petites chaises dans un coin, et Barbe a raconté à sa fille notre ennui de ne pas partir pour Heyst rejoindre nos cousines Gertrude et Rosalie.
Tous les soldats sont appelés à la caserne. Voici ce que mon frère est venu annoncer ce matin à midi. Maman s’est mise à pleurer et papa s’est écrié que la déclaration du Roi était magnifique. Mais je veux raconter tout ce qui est arrivé depuis jeudi soir.
Mon frère, vendredi matin, s’est rendu à la caserne avec tous ses camarades, et la rue de Namur était pleine de gens. Nous étions descendues dans le magasin et, cachées dans un petit coin, nous écoutions ce que l’on disait. Au commencement je ne comprenais pas, ma sœur Madeleine m’a expliqué que les Allemands faisaient la guerre à la France et que pour arriver plus vite à Paris, ils voulaient traverser la Belgique qui était le plus court chemin; que le Roi ne le voulait pas, et c’est pourquoi il appelait tous les jeunes gens pour l’aider à défendre le pays.
J’ai pleuré parce que j’ai pensé que notre pauvre Désiré partirait et que nous ne le verrions pas tous les jours comme à l’ordinaire.
Je croyais qu’il allait tout de suite chez le Roi à Bruxelles, mais Madeleine m’a encore dit: «Non, pas encore, il reste à Louvain, à la caserne». J’ai répondu: «Alors le Roi est tout seul». Madeleine a repris: «Pour le moment, il a avec lui les garçons de Bruxelles».
La rue était remplie de gens qui voulaient aussi savoir des nouvelles. Papa ne quittait pas son magasin, à chaque instant il entrait quelqu’un.
«Bonjour, monsieur Hollemechette, votre fils est parti?» C’était un ami de Désiré, avec un tas de paquets à la main, qui se rendait à la caserne.
«Ah! mon pauvre Hollemechette, quelle triste histoire!» Ça, c’était le professeur Velthem qui reste toujours à causer avec papa, qui oublie l’heure du dîner et sur lequel maman se désole sans cesse: «Ah! dit-elle, on voit bien qu’il n’a pas d’enfants et qu’il n’est pas marié!»
Notre pauvre commis Jean Moya et sa bicyclette ont été appelés. Comme il n’y a plus de place dans la caserne, on loge les soldats dans les écoles et les salles de spectacles.
En face de chez nous, on construit une maison; tout à coup, hier, les ouvriers sont descendus du toit, les maçons de leur