Noémie Hollemechette. Magdeleine du Genestoux

Noémie Hollemechette - Magdeleine du Genestoux


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gens réunis devant les marches de l’Hôtel de Ville, chantant encore la Brabançonne; des femmes en groupes restaient sur le trottoir, et des hommes plus âgés, parmi lesquels je reconnus M. Velthem et M. van Tieren, leur chapeau à la main, étaient montés sur les marches de l’Hôtel de Ville. Tout à coup, une voix cria: Vive la France! La foule entière se mit à entonner un chant magnifique que je n’avais jamais entendu. Madeleine me dit que c’était la Marseillaise. Je me retournai tout à coup, je vis ma sœur qui pleurait et aussi toutes les femmes qui nous entouraient. Alors nous sommes revenues à la maison, et maman et ma sœur se sont embrassées et nous ont caressées doucement en disant: «Mes petites, mes petites! Il faut que vous soyez bien sages, et nous, bien courageuses.»

      A ce moment sont entrés dans la librairie les fils du professeur Boonen qui n’ont plus leur maman; ils goûtent souvent chez nous après qu’ils ont pris leur leçon de latin avec papa; ils annoncent que l’école normale est licenciée afin de loger les soldats. Maman voulait les retenir, mais ils sont vite partis pour rejoindre leur père qui devait les attendre devant l’église du Grand Béguinage.

      Le soir à quatre heures, mon frère Désiré est venu nous dire adieu. Il partait pour Bruxelles avec son régiment. Il était très content et nous embrassa tous. Papa avait pris son air grave qui me fait toujours un peu peur, maman pleurait en mettant dans un sac un gros pâté, du saucisson et du pain. Madeleine ne disait rien et je voyais bien qu’elle se forçait pour ne pas pleurer, et Barbe et moi, quand Désiré nous a pris dans ses bras pour nous embrasser, nous riions de voir un si beau soldat. Phœbus avait posé ses deux pattes sur ses épaules et il ne voulait pas lâcher mon frère. Papa lui a dit alors: «Pars et fais ton devoir!»

      Comme nous savions que son régiment prenait le train de Bruxelles, nous sommes allées le voir passer rue de Jodoigne; mais nous avons laissé Phœbus à la maison; il aurait pris la fuite pour suivre mon frère. Maman seule est venue avec nous. Le régiment a défilé devant nous, la musique en tête, le drapeau déployé. Le soleil brillait, tous les hommes levaient leur chapeau. Ah! que c’était beau!

      Désiré était le premier de sa compagnie; quand il est arrivé devant nous, vite il a embrassé maman et, sans plus rien dire, nous sommes revenues à la maison où nous avons trouvé papa tout seul, Phœbus couché à ses pieds.

Jeudi, 6 août.

      La guerre avec l’Allemagne a été déclarée mardi, mon frère Désiré est parti – mais je crois que je l’ai déjà dit dans mon journal – et notre bon Phœbus a été pris pour traîner les mitrailleuses.

      Mon Dieu, que nous sommes malheureux! Je l’écris ici, mais maman et Madeleine ne veulent pas que nous soyons tristes. Madeleine est tout à fait douce avec nous et répond à chaque question que nous lui posons, et il faut bien que je la questionne, car il y a beaucoup de choses que je ne peux comprendre. Par exemple, papa disait hier à maman: «Non, notre Roi n’acceptera pas l’ultimatum de l’Allemagne, j’en suis sûr; pas un Belge ne l’accepterait.»

      J’ai tiré Madeleine par le bras et je lui ai demandé tout bas ce que voulait dire ultimatum. Elle m’a répondu que cela signifiait «conditions irrévocables», et que dans notre cas, l’Allemagne avait posé des conditions à la Belgique qu’elle ne pouvait accepter sans se déshonorer; alors j’ai tout de suite compris ce que disait papa et j’ai pensé comme lui. Le soir, quand M. van Tieren est venu dans le magasin, je me suis assise sur ma petite chaise et j’ai écouté ce qu’on racontait.

      Du reste, maman et Madeleine étaient là aussi et personne ne songeait à moi: j’en étais bien contente, car je désirais tout savoir et je veux écrire le mieux possible tout ce que je vois et ce que j’entends.

      M. van Tieren était très excité en parlant de la séance qui avait eu lieu au Parlement, où le Roi a déclaré qu’il défendrait la Belgique contre le passage des Allemands et qu’il était sûr que tout le pays serait avec lui.

      La Reine et ses enfants étaient là aussi, et il paraît que tout le monde les a acclamés; on criait: «Vive la Belgique, vive le Roi!»

      Sur le bureau de papa, il y a une photographie de la famille royale, très grande et très bien encadrée, que je regarde souvent parce que je trouve que la petite princesse Marie-José a de très jolies boucles comme je voudrais en avoir.

      Pendant que M. van Tieren racontait tout cela, M. Boonen est arrivé. Il avait les yeux plein de larmes.

      «Mais qu’avez-vous, mon cher collègue? demanda M. van Tieren.

      – C’est vrai, je suis ému, mais je suis bien fier aussi: mes deux fils s’engagent pour la durée de la guerre; ils vont à Bruxelles défendre leur pays et leur Roi.

      – Oh! dit maman, quels braves garçons, mais comme ils sont jeunes, dix-sept et dix-huit ans!

      – Oui, c’est moi qui aurais dû partir; je ne suis plus jeune, mais j’aurais eu encore la force de tenir un fusil et de bien viser. Mes chers fils, ils partent demain par un premier train: il y en a toute la journée. Je vais rester seul, je viendrai vous voir souvent.»

      J’aime beaucoup M. Boonen, parce qu’il caresse toujours mes joues, et que je pense qu’il doit être très malheureux que ses fils n’aient pas une maman comme la mienne. J’aurais voulu lui dire quelque chose, mais je n’osais pas; alors je me glissai derrière lui et tout doucement, comme il était assis sur une chaise, je me hissai sur la pointe des pieds, et je mis un baiser sur sa joue.

      Surpris, il se retourna et, prenant mes mains dans les siennes, il s’écria: «Ah! ma petite Noémie, que ta bonté soit récompensée: tu as toute la douceur et la charité d’une femme belge!»

      J’étais cramoisie et je ne pus faire autre chose que de me jeter dans les bras que me tendit papa.

      Le lendemain matin, un nouveau chagrin nous arriva. On a demandé les chiens pour traîner les mitrailleuses, et le bon Phœbus, qui est le plus beau chien de Louvain, fut appelé un des premiers.

      L’ordre a été affiché sur la porte de l’Hôtel de Ville; il était inscrit qu’on devait se présenter de midi à trois heures.

      Papa est allé prendre chez Tantine Berthe son gros Pataud, le frère de Phœbus. Elle demeure rue de Malines, en face de Sainte-Gertrude, une petite maison très vieille, aussi vieille que l’Hôtel de Ville, dit maman. Derrière, il y a un petit jardin plein de fleurs d’héliotrope et de réséda. Tantine vit seule avec Pataud et n’aime pas beaucoup les enfants, surtout les petites filles «qui ne servent à rien», dit-elle.

      J’ai très peur d’elle, mais maman l’aime beaucoup et nous conduit chez elle chaque dimanche dans l’après-midi.

      Pataud et Phœbus s’attellent ensemble et, souvent, ils traînent la petite voiture de Barbe quand nous allons faire des promenades à la campagne. Ils ne peuvent aller l’un sans l’autre, c’est pourquoi papa allait chercher Pataud pour le mener à l’Hôtel de Ville en même temps que Phœbus.

      Quand ce dernier est parti de la maison, Barbe et moi nous nous sommes pendues à son cou. Barbe l’embrassait et, moi, je lui ai donné beaucoup de morceaux de sucre: il était si content qu’il les mangeait tous à la fois et très vite pour en avoir d’autres. Maman ne pouvait retenir ses larmes et passait doucement sa main sur sa grosse tête. Il faisait ses yeux câlins et tendait sa patte comme lorsqu’il est ému et désire obtenir quelque chose. Madeleine a voulu aussi le conduire pour voir son conducteur; alors je suis partie avec elle. Nous avons rejoint papa sur la place de l’Hôtel-de-Ville qui était pleine de monde.

      Tous nos amis étaient là avec leurs chiens. Il y avait M. Hoodschot, la vieille Mme Bouts qui a deux toutous; ils sont si entraînés à la marche que les gens disaient que chacun d’eux pourrait bien traîner une mitrailleuse. Tous les jours ils portent le lait dans toutes les maisons de Louvain et aux environs. Heureusement qu’elle les nourrit bien, mais c’est par avarice, car elle économise avec ses chiens plus de quatre employés.

      Il y avait aussi Poppen, le concierge de l’Université avec Faraud, et puis Layens, le gardien de l’Hôtel de Ville


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