Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2 - Charles Athanase Walckenaer


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aperçut. L'abbé connaissait le désordre des affaires de Bussy, et avant de laisser grever les biens de sa nièce pour une somme de dix mille écus, qui valaient à peu près 60,000 fr. d'aujourd'hui, il voulut savoir si les biens de Bussy n'étaient pas déjà engagés, et s'assurer quels pouvaient être ses moyens de remboursement. Il envoya quelqu'un en Bourgogne pour prendre des informations; et pour déguiser ce que cette mesure avait d'offensant, l'abbé de Coulanges dit qu'on ne pouvait disposer des fonds d'une succession qui n'était pas encore partagée; et que par conséquent il y avait nécessité d'aller trouver l'héritier de M. de Neuchèse, pour s'assurer de son consentement relativement à l'hypothèque offerte par Bussy. Madame de Sévigné fit savoir à Bussy les raisons du retard du prêt qu'elle devait lui faire. Bussy répondit qu'il lui était impossible d'attendre, parce que l'armée avait déjà investi Dunkerque, et que s'il ne se trouvait pas à ce siége, il serait déshonoré: il lui offrit pour sûreté de la somme qu'il demandait, en attendant le retour de l'homme d'affaires envoyé en Bourgogne, des ordonnances de ses appointements pour dix mille écus, disant que, lors même qu'il mourrait à l'armée, il serait facile de se faire payer du montant de ces ordonnances jusqu'à concurrence de la somme prêtée, puisque cela ne dépendait que de Fouquet, dont la bonne volonté à l'égard de sa cousine n'était pas douteuse. Madame de Sévigné répondit que le surintendant était précisément l'homme du monde auquel elle consentirait le moins à demander un service d'argent.

      Cette correspondance et ces négociations avaient consumé du temps, et n'avaient fait qu'augmenter la détresse de Bussy, qui était arrivé à la veille du jour de son départ. La marquise de Monglat vint à son secours; elle lui remit ses diamants, qu'il mit en gage; il emprunta dessus deux mille écus: avec cet argent il partit, mais le cœur ulcéré contre sa cousine, se croyant trompé par elle, et regardant comme fausses toutes les protestations qu'il en avait reçues, comme perfides tous les témoignages de tendresse et d'amitié qu'elle lui avait donnés. Quoiqu'il ne pût s'empêcher de l'aimer encore, il rompit tout commerce avec elle. Le dépit et l'orgueil blessé lui inspirèrent le même désir de vengeance que la haine, et il ne tarda pas, comme nous le verrons bientôt, à se satisfaire. C'est de cette époque que datent le déclin de la fortune de Bussy et tous ses malheurs. Si sa rupture avec sa cousine n'en fut pas la seule cause, il est certain qu'elle y contribua beaucoup. C'est depuis qu'il eut cessé d'avoir madame de Sévigné pour confidente et pour amie, depuis qu'il n'eut plus la crainte d'être désapprouvé par elle, depuis qu'il ne redouta point ses spirituelles et utiles railleries, et qu'il ne fut plus encouragé par ses éloges ni éclairé par ses conseils, qu'il passa de la prodigalité au désordre, et de la galanterie à la débauche.

      Au retour de cette campagne, qui fut une des plus brillantes et une des plus importantes par ses résultats, toute la jeune noblesse qui en était revenue, enivrée de ses succès et de la gloire commune, se livra avec plus d'emportement que de coutume aux plaisirs de la capitale. Bussy, qui s'était distingué par de beaux faits d'armes, fut un des plus ardents à se dédommager des ennuis et des fatigues de la guerre, par toutes les joyeuses folies auxquelles l'usage permettait de s'abandonner pendant le carnaval. Lui et ses compagnons habituels virent avec peine arriver le moment où les solennités de la semaine sainte les forceraient d'interrompre et de changer leur genre de vie: en le continuant ouvertement, ils savaient qu'ils révolteraient les sentiments de morale publique et s'exposeraient à des dangers. Vivonne, premier gentil-homme du roi, l'un d'entre eux, leur offrit d'aller passer ce temps de retraite et de pénitence à son château de Roissy, à quatre lieues de Paris, leur promettant que, loin de l'intrusion des fâcheux et des regards de tous les censeurs, ils auraient pleine liberté pour se réjouir et abondance de tous les moyens nécessaires à la satisfaction de leurs goûts. Outre Vivonne et Bussy, il y avait, dans le nombre de ces jeunes débauchés, Cavois, lieutenant au régiment des Gardes; Mancini, neveu du cardinal Mazarin; les comtes de Guiche et de Manicamp et l'abbé Le Camus, qu'on est bien étonné de trouver en telle compagnie, car c'est bien le même qui depuis, aumônier et prédicateur du roi, évêque et cardinal, devint un modèle de vertu, de piété et d'humilité chrétienne221. En se rendant au château qui devait être le théâtre de leurs orgies, ces jeunes écervelés arrêtèrent en route un procureur nommé Chantereau; ils l'emmenèrent prisonnier, puis, après l'avoir enivré et s'en être divertis, ils le renvoyèrent. Ils se mirent ensuite à jouer gros jeu; puis après ils firent venir des violons. Le jour suivant, ou plutôt la nuit suivante, qui était celle du samedi au dimanche, ils firent ce qu'on appelait alors media noche, c'est-à-dire un repas au milieu de la nuit, afin de pouvoir s'enivrer et manger de la viande. Malgré les précautions qu'ils avaient prises, le bruit de leurs excès et de leurs débauches perça au dehors; tout ce qu'il y avait eu dans leurs actions de blâmable pour les bonnes mœurs, d'outrageant pour la religion, devint la matière de récits exagérés: le roi et la reine en furent informés, et Bussy et tous les auteurs de ces scènes scandaleuses furent exilés dans leurs terres222. Cette disgrâce ôtait à Bussy tous les moyens d'obtenir l'accomplissement des promesses d'avancement qui lui avaient été faites. La sévérité dont on usa envers lui dans cette circonstance lui parut excessive; elle l'aigrit contre Mazarin, contre la reine, contre Turenne, contre tout ce qui était puissant et favorisé par eux. Il exhala d'abord, à part lui à la vérité et en secret, sa malignité dans des satires, des chansons, des épigrammes dirigées contre les courtisans, les ministres et les généraux. Il en divertit sa maîtresse223. Comme elle prenait goût à ces dangereux exercices d'esprit, il composa, pour la satisfaire, le curieux et scandaleux volume qu'il intitula Histoire amoureuse des Gaules. Sous des noms déguisés et faciles à deviner, et sous la forme d'un roman écrit d'un style naturel et élégant, il y dévoila les intrigues, le libertinage et les turpitudes de plusieurs personnages de la cour. Comme il était alors au plus haut point de sa colère contre madame de Sévigné, il traça d'elle un portrait satirique. C'est ce portrait et un ou deux autres qui ont fait dire à Saint-Évremond, au sujet de cet ouvrage, «que son auteur avait dit du mal de certaines femmes dont il n'avait pas pu même inventer les désordres224».

      Bussy fit quelques lectures de son ouvrage à des personnes sur la discrétion desquelles il pouvait compter. Son secret lui fut gardé pendant quelque temps; mais, ainsi que nous le dirons plus amplement, il fut trahi par la jalousie d'une de ses maîtresses. Il avait eu la faiblesse de prêter son manuscrit pendant vingt-quatre heures. Contre la foi de la promesse qui lui avait été faite, on en fit une copie qui servit à en faire d'autres, qui circulèrent, et l'ouvrage fut imprimé en Hollande, sans nom d'auteur d'abord, puis peu après avec le nom de l'auteur, et donnant la connaissance de tous les personnages dont les noms étaient déguisés, au moyen d'un index ou clef qu'on avait ajoutée et imprimée à la fin. Ce ne fut pas tout: en recopiant et en réimprimant cet ouvrage, on y fit des additions, qui en augmentèrent le venin et le scandale, et dont Bussy n'était pas l'auteur. Un des interlocuteurs de cette espèce de roman historique y parlait d'un cantique qu'on avait chanté, sans dire quel était ce cantique et sans en rien citer. On en composa un avec des couplets dirigés contre le roi et les femmes de la cour, et on l'intercala dans cet endroit de l'ouvrage de Bussy. Cette addition fut faite peu de temps après les premières éditions: il y avait encore d'autres couplets, moins coupables, qu'on lui attribuait alors, et qu'il affirmait n'être point de lui225. Ses protestations, ses assertions, et les preuves dont il offrait de les appuyer, furent repoussées; il fut mis à la Bastille, et tomba dans une disgrâce complète.

      On verra par la suite de ces Mémoires que Bussy ne sut point supporter avec courage et dignité son infortune, ni profiter de l'intérêt que l'arbitraire dont il était victime attachait à sa disgrâce. Il flattait bassement ceux par lesquels il espérait remonter à la faveur, et il les déchirait en secret. Sa détention ne fut pas de longue durée; mais vingt années s'écoulèrent sans qu'il pût obtenir la permission de se montrer à la cour. Il y reparut enfin, mais humilié, mais sans charge, sans fonctions, sans crédit, sans considération, et confondu dans la foule des courtisans. Aussi rentra-t-il promptement dans sa retraite; il y termina ses jours, qu'abrégèrent de tristes débats de famille


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<p>221</p>

LORET, liv. VIII, p. 48, du 7 avril 1657.—MOTTEVILLE, Mém., t. XL, p. 7.—DANGEAU, Nouveaux Mémoires, dans l'Essai sur l'établissement monarchique de Louis XIV, par Lemontey, p. 23.—DE SUBLIGNY, Muse Dauphine, p. 112; Hist. de la Vie et des Ouvrages de La Fontaine, 3e édit., p. 410.—LA FONTAINE, Œuvres, 1827, t. VI, p. 162.

<p>222</p>

BUSSY, Mém., t. II, p. 153 et 155, édit. in-12.—Ibid., t. II, p. 179 de l'édit. in-4o.—BUSSY, Hist. amour. de France, 1710, p. 273.—Ibid., édit. 1754, t. I, p. 234.—MOTTEVILLE, t. XL, p. 6.

<p>223</p>

BUSSY, Mém., t. II, p. 162.

<p>224</p>

SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, t. IX, p. 119.

<p>225</p>

Le fameux cantique Alleluia ne se trouve point dans les deux premières éditions de l'Histoire amoureuse des Gaules, imprimées à Liége, sans date. La première où il se rencontre, et où se trouve aussi le nom de BUSSY, est celle qui est intitulée Histoire amoureuse de France, par BUSSY-RABUTIN, 1660, petit in-12 de 237 pages. Conférez la 3e partie, ch. I, p. 3, et p. 447 et 448.