Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer
imitation d'un des ouvrages de mademoiselle de Scudéry. On n'a pas assez remarqué, ce me semble, que les romans ont toujours exercé une grande influence sur le théâtre et la poésie. Le roman signale et détermine le caractère spécial de la littérature de chaque époque. Dans ce genre, plus que dans tous les autres, les auteurs originaux sont rares, les imitateurs abondent; par le grand nombre même de productions qu'il enfante et la multitude de lecteurs qu'il s'attire, il met en circulation les mêmes classes d'idées et de sentiments, donne du crédit à des manières particulières de voir et de sentir, introduit l'usage des mêmes formes de style, imprime au goût ses habitudes, impose à l'imagination ses préférences; il crée, enfin, une sorte d'atmosphère dans la littérature et dans les arts, dont le génie le plus puissant et le plus indépendant subit l'influence, et contre laquelle la froide critique cherche en vain à se débattre.
Fouquet donnait à Vaux les fêtes les plus somptueuses que l'on eût encore vues en France. Madame de Sévigné allait souvent à Vaux. C'est à Vaux que la belle épouse du burlesque Scarron, sans aucune idée de la destinée qui l'attendait, demandait à madame Fouquet la permission de se rendre, «pour témoigner, disait-elle, sa reconnaissance au héros qui en était le maître; osant espérer qu'on ne la trouverait pas de trop dans ces allées où l'on pense avec tant de raison, où l'on badine avec tant de grâce200.»
Mais madame de Sévigné se déroba aux délices de Vaux et de Livry, aux fêtes de la cour, aux charmes des beaux cercles de la capitale, pour se rendre en Bretagne, où sa présence était nécessaire au règlement de ses affaires et aux embellissements qu'elle avait projetés au château et au parc de sa terre des Rochers.
Cependant elle ne partit point seule: elle fut suivie ou accompagnée par ses deux oncles, le bien bon Christophe de Coulanges, abbé de Livry, et par son frère cadet, Charles de Coulanges, seigneur de Saint-Aubin, homme excellent, très-pieux, mais cependant naturellement jovial, grand joueur de mail, sans ambition, sans intrigues, et qui s'acquit, par son caractère et par les qualités de son cœur et de son esprit, beaucoup d'amis, même dans les rangs les plus élevés. Il les conserva toute sa vie, quoiqu'en devenant âgé, il eût, pour satisfaire ses habitudes et ses inclinations, choqué les convenances du monde par un mariage inégal201. Saint-Aubin, comme l'abbé de Coulanges, aidait madame de Sévigné dans l'administration de ses biens, et dans tous les travaux qu'elle faisait entreprendre à sa terre des Rochers. Aussi attaché que son frère à l'aimable veuve, il l'assistait de ses conseils, et elle lui abandonnait volontiers le soin de leur exécution. Saint-Aubin, comme sa nièce, aimait les bons livres, et était d'une complaisance infatigable quand elle lui demandait de lui faire des lectures.
A ces deux oncles de madame de Sévigné vint se joindre bientôt un troisième: c'était Louis de Coulanges de Chezières202. Celui-ci était depuis peu de retour d'un grand voyage qu'il avait fait en compagnie avec son neveu Philippe-Emmanuel de Coulanges, ce même petit Coulanges avec lequel madame de Sévigné avait passé son enfance au château de Sucy203. Lui et de Chezières s'étaient mis à la suite du maréchal duc de Gramont et de M. de Lyonne, envoyés en ambassade à Francfort-sur-le-Mein, auprès des électeurs, qui y avaient été convoqués pour nommer un empereur. Ils avaient, en compagnie de Nointel, d'Amelot, de Le Camus, qui depuis devinrent de hauts personnages, parcouru l'Allemagne et l'Italie. Successivement bien accueillis à la cour de Bavière, à celle de Wurtemberg, de l'électeur Palatin, de Piémont, de Toscane, ils avaient vu à Rome le nouveau pape officier pendant la semaine sainte, et ils étaient de retour à Paris le 23 octobre 1658. Coulanges alla aussitôt en Picardie voir son oncle d'Ormesson, qui était intendant de cette province; il rejoignit ensuite son père à la campagne, chez la marquise de La Trousse, sa tante, dans la terre de ce nom. Il retrouva là aussi sa tante, ses deux sœurs, et sa cousine mademoiselle de La Trousse. Son oncle de Chezières l'avait quitté, et s'était empressé, ainsi que je l'ai dit, de se rendre aux Rochers204.
On peut juger combien madame de Sévigné dut être satisfaite de l'arrivée de cet oncle, qu'elle aimait à l'égal des deux autres. Après un voyage aussi long et aussi intéressant, sa conversation dut être d'autant plus délicieuse pour elle pendant les jours d'oisiveté qui permettent à la campagne de jouir du présent et de faire une pose dans la vie, que de Chezières était un homme ponctuel dans ses narrations, retenant avec soin les dates, les noms et les circonstances, et toujours prêt à redresser les faits et à les expliquer. Il aimait beaucoup le séjour des Rochers, probablement à cause de l'amitié qu'il portait à sa nièce; et il y revenait volontiers et souvent205.
Madame de Sévigné se plaisait tant dans la société de ses trois oncles, qu'elle ne quitta les Rochers qu'à la fin de l'année et dans les derniers jours de septembre. Elle retrouva à Paris son cousin de Coulanges, son ami d'enfance. Mais il faut le laisser parler, et copier ce qu'il a dit lui-même dans son journal aussitôt après son retour:
«Vers Noël, madame la marquise de Sévigné, ma cousine germaine, dame d'un mérite extraordinaire, et pour laquelle j'ai eu toute ma vie une très-tendre amitié, arriva de ses terres de Bretagne avec l'abbé de Coulanges, M. de Chezières, qui l'était allé trouver après son retour d'Allemagne, et M. de Saint-Aubin, ses oncles et les miens. J'eus la plus grande joie du monde de les embrasser tous, et de voir, par leur arrivée, toute ma famille paternelle réunie pour longtemps206.»
CHAPITRE XI.
1657-1658
Bussy poursuit son plan auprès de sa cousine.—Il savait apprécier son style.—Il aimait à exercer sa critique sur les auteurs les plus fameux.—Il se plaisait à faire confidence à sa cousine de ses intrigues galantes.—Lettres de Bussy à madame de Sévigné.—Ce qu'il a écrit à la marquise d'Uxelles.—Rupture entre Bussy et madame de Sévigné.—Bussy déplaît à Turenne.—Il fait sa cour à Mazarin et à Fouquet.—Sa galanterie lui fait des rivaux et des ennemis.—Il contracte des dettes.—Il remet à Fouquet la démission de sa charge.—Bussy reçoit de l'argent de Fouquet.—Bussy s'adonne au jeu.—Il a besoin d'argent pour ses équipages de campagne.—Madame de Sévigné consent à lui en prêter.—Des formalités empêchent la délivrance de la somme.—Bussy emprunte sur les diamants de madame de Monglat.—Il part furieux contre madame de Sévigné.—Ses malheurs datent de sa rupture avec elle.—Il se distingue à l'armée.—Il fait pendant la semaine sainte une partie de débauche au château de Roissy.—Bussy est disgracié pour cette orgie.—Il fait des vers contre Mazarin et des personnes de la cour.—Il compose son Histoire amoureuse des Gaules, et y place le portrait de madame de Sévigné.—Il est mis à la Bastille pour ce libelle.—Supporte mal l'infortune.—Comment se passa la fin de sa vie.—Personne ne l'aimait, hors madame de Sévigné.—Cependant le souvenir de l'injure qu'il lui a faite excite toujours ses craintes.—Bussy se repent de ce qu'il a fait contre sa cousine.—Dans une circonstance mémorable il se conduit à son égard avec générosité.
Bussy se flattait peu, après une aussi longue résistance, de pouvoir triompher de sa cousine; mais il goûtait de jour en jour davantage le commerce épistolaire qu'il entretenait avec elle. Homme de goût et d'esprit, il se vantait avec quelque raison de son tact en littérature et de l'indépendance de ses jugements. Chapelain, dont la haute réputation avait résisté même à la publication de son poëme, n'était pas à l'abri de ses critiques. Bussy appréciait parfaitement le naturel, l'élégance, la variété et la vivacité des tours et toutes les qualités du style de sa cousine. Il en était charmé, et ses lettres lui causaient un plaisir toujours nouveau. D'ailleurs, il avait la plus entière confiance dans sa prudence et dans sa discrétion. Obligé de se soumettre à la défense qu'elle lui avait faite de ne jamais dans sa correspondance l'entretenir de son amour, il s'en dédommageait en lui faisant confidence de ses intrigues galantes avec d'autres femmes. Dans une lettre qu'il lui adressa pendant cette campagne, il lui fait part de sa correspondance avec la marquise d'Uxelles:
200
MAINTENON,
201
SÉVIGNÉ,
202
COULANGES,
203
SÉVIGNÉ,
204
COULANGES,
205
SÉVIGNÉ,
206
COULANGES,