Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 - Charles Athanase Walckenaer


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motif plus puissant que celui de se rapprocher de sa fille avait engagé madame de Sévigné à quitter les Rochers: c'était les services qu'elle pouvait rendre à son gendre depuis que Pomponne avait été nommé ministre. Lorsqu'elle revint à Paris, les états de Bretagne étaient depuis longtemps terminés; mais il n'en était pas de même de ceux de Provence: ouverts à Lambesc au mois de septembre, ils se prolongèrent jusqu'en janvier 1672208. Ainsi que nous l'avons dit, madame de Sévigné aida puissamment à ce que le lieutenant général gouverneur ne fût pas contraint de s'aliéner la population de la Provence en déployant contre ses représentants les rigueurs du pouvoir; aussi M. de Grignan appelait-il sa belle-mère son petit ministre209. Louis XIV travaillait alors à régulariser l'administration de son royaume; et comme les efforts des provinces, des villes et des départements pour conserver ce que la hache de Richelieu n'avait pu abattre de leurs priviléges et de leurs libertés, faisaient obstacle aux ordonnances du monarque absolu, il mettait tous ses soins à les anéantir ou à les comprimer. Ce fut surtout durant le cours des années 1671 et 1672 qu'il obtint les plus grands résultats210. Ce que le comte de Grignan faisait en Provence, le duc de Chaulnes l'exécutait en Bretagne, le prince de Condé en Bourgogne211, le duc de Verneuil212 en Languedoc. Les députés des états de cette dernière province avaient décidé qu'à l'avenir on commencerait les délibérations dans un ordre inverse de celui qui avait été en usage jusqu'alors; c'est-à-dire qu'on voterait d'abord les subsides, ou les dons gratuits à offrir au roi, avant de s'occuper des affaires particulières de la province213. Une telle résolution enlevait nécessairement à l'assemblée des états tout moyen de résister aux exigences de l'autorité. Aussi cette mesure fut-elle bien accueillie par Louis XIV, et on s'en entretenait beaucoup à la cour. Sur quoi madame de Sévigné raconte à sa fille l'anecdote suivante: «L'autre jour, on parlait, devant le roi, de Languedoc et puis de Provence, et puis enfin de M. de Grignan, et on en disait beaucoup de bien: M. de Janson [l'évêque de Marseille] en dit aussi; et puis il parla de sa paresse naturelle: là-dessus le marquis de Charost214 le releva de sentinelle d'un très-bon ton, et lui dit: «Monsieur, M. de Grignan n'est point paresseux quand il est question du service du roi, et personne ne peut mieux faire qu'il a fait dans cette dernière assemblée: j'en suis fort bien instruit.» Voilà de ces gens que je trouve toujours qu'il faut aimer et instruire215

      Madame de Sévigné était d'autant plus heureuse de l'issue favorable des affaires de Provence, qu'elle avait longtemps craint des résultats tout différents. Elle était naturellement enchantée de Louis XIV et de ses ministres, qui se montraient satisfaits des services de son gendre. Elle écrivait à sa fille: «J'ai tremblé depuis les pieds jusqu'à la tête; je croyais que tout fût perdu: il se trouve que vous avez attendu votre courrier, et que vous avez bu à la santé du roi votre maître. J'ai respiré, et approuvé votre zèle. En vérité, on ne saurait trop louer le roi: il s'est perfectionné depuis un an. Les poëtes ont commencé à la cour; mais j'aime bien autant la prose, depuis que tout le monde en sait faire pour conter et chanter ses louanges216

      En effet, depuis la paix d'Aix-la-Chapelle217, Louis XIV semblait avoir renoncé aux projets ambitieux qu'il avait manifestés dans les commencements de son règne; et c'est alors qu'il négociait pour rompre l'alliance qu'avaient contractée entre elles la Hollande, l'Angleterre et la Suède218, qu'il s'apprêtait à punir l'ingratitude et l'orgueil des Hollandais, tandis qu'on le croyait uniquement occupé des soins du gouvernement, de la prospérité de son royaume, des embellissements de Versailles et des plaisirs de sa cour219.

      Ce fut sous l'inspiration de cette croyance générale que Boileau écrivit son Épître au roi, à laquelle madame de Sévigné fait principalement allusion, parce que cette épître, d'abord publiée séparément en 1670, le fut de nouveau au commencement de 1672, peu de temps avant que la guerre fût déclarée; et quoique le poëte eût opposé la sagesse pacifique du roi de France à la folie des monarques conquérants, les éloges donnés dans ses vers pleins de force, de grâce et de finesse, furent d'autant mieux accueillis, que Louis XIV craignait de voir toute l'Europe se soulever pour s'opposer à ses envahissements, et qu'il désirait persuader aux peuples et aux gouvernements qu'il n'armait que parce qu'il y était contraint pour sa sûreté et celle des autres États monarchiques, menacés par une république insolente; que tous ses vœux tendaient à conclure une paix durable.

      Pomponne et Courtin en Suède, le chevalier de Gémonville à Vienne, le marquis de Ruvigny et Colbert de Croisy à Londres, le marquis de Villars et Bonzy, archevêque de Toulouse, à Madrid, conduisirent les négociations qui précédèrent cette guerre avec une activité et une habileté admirables. Ce ne fut que lorsque Louis XIV, par des traités secrets220, eut détaché de la Hollande tous les États qui avaient intérêt à la soutenir, qu'il eut obtenu le concours des uns et la neutralité des autres, qu'il fit connaître ses desseins221. Les préparatifs des armements faits par lui, par son ministre Louvois, par Turenne, par Condé furent dissimulés avec le même soin, enveloppés du même mystère. Avant d'arrêter son plan de campagne, il ordonna à Louvois de le soumettre par écrit au prince de Condé, et voulut avoir l'avis de ce grand capitaine. Pour qu'il ne fût pas distrait de l'important travail qu'il lui confiait, le roi avait permis au duc d'Enghien de suppléer son père comme gouverneur de la Bourgogne222, ce qui était une manière de lui assurer la survivance de cette place importante. Pour mieux divulguer la faveur que Condé avait acquise auprès de lui, Louis XIV accepta des fêtes que ce prince lui offrit à Chantilly. Le roi se rendit en ce lieu le 23 avril 1671; il était accompagné de la reine et de MONSIEUR. La fête dura deux jours, et, comme presque toutes les fêtes de Chantilly, celle-ci consista en divertissements de chasse, de pêche, en illuminations et en repas dans la forêt223. Cette forêt, mieux que celles de Fontainebleau et de Compiègne, mieux que les bois de Versailles, se prêtait à une heureuse alliance des gracieuses beautés de la nature avec les surprises et les magnificences de l'art. Le duc d'Enghien fut le principal ordonnateur des féeries de ces deux journées. C'est à lui que ce magnifique domaine devait ses derniers embellissements224, et il montra dès lors ce goût, cette activité, cette prévoyance, cet esprit ingénieux dont il donna depuis tant de preuves dans de semblables circonstances225.

      Cette fête, qui coûta 360,000 livres, fut assombrie par le suicide de Vatel, qui se crut déshonoré parce que le rôti manqua à quelques tables et que le poisson n'arrivait pas en assez grande quantité226. Quant à Louis XIV, il ne donna point de fêtes dans l'année qui précéda l'invasion de la Hollande: d'autres pensées l'occupaient, et les besoins de la guerre prescrivaient de l'économie dans les dépenses. Cependant il faisait travailler les artistes, et surtout les sculpteurs, pour l'embellissement de Versailles; il allait les visiter dans leurs ateliers227. Il voulut loger plus grandement les soldats infirmes, dont les guerres avaient augmenté le nombre. Il commença donc à faire construire l'édifice qu'on voulait appeler l'hôtel de Mars, et qui fut depuis l'hôtel des Invalides, quand il eut été terminé et richement doté228. Louis XIV créa, vers la fin de l'année 1671, une académie d'architecture; et, par une pensée qui manifestait plus son patriotisme qu'un goût éclairé de l'art, il promit de donner en prix son portrait, enrichi de diamants, à l'inventeur d'un nouvel ordre d'architecture qui serait nommé l'ordre


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<p>208</p>

Voyez la 3e partie de ces Mémoires, p. 440 et 441.

<p>209</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (19 février 1672), t. II, p. 392, édit. G.; t. II, p. 333, édit. M.—Voyez l'Abrégé des délibérations de l'assemblée générale des états de Provence; Aix, chez Charles David, 1672, in-4o, p. 29 et 36. Le roi demandait 600,000 fr. de dons gratuits, on n'en voulait offrir que 400,000; on composa, et l'on vota 500,000 fr.

<p>210</p>

ALEXANDRE THOMAS, Une province sous Louis XIV; 1844, in-8o, p. 40, 61, 63, 66, 70, 376, 387.

<p>211</p>

Ibid., p. 399 et 405.

<p>212</p>

Il était prince du sang, oncle du roi. Le marquis de Castries était lieutenant général.

<p>213</p>

Baron TROUVÉ, Essais historiques sur les états généraux du Languedoc, 1818, in-4o, p. 183 et 184.

<p>214</p>

Charost était gendre de Fouquet.

<p>215</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (7 février 1672), t. II, p. 390, édit. G.; t. II, p. 331, édit. M.

<p>216</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (27 janvier 1672), t. II, p. 363.

<p>217</p>

Recueil des principaux traités de paix faits et conclus pendant ce siècle; Luxembourg, 1698, in-12. Préliminaires des traités faits entre les rois de France et toutes les provinces de l'Europe; 1692, in-12, p. 296.

<p>218</p>

MIGNET, Négociations relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV, t. IV, p. 5.

<p>219</p>

BERRIAT SAINT-PRIX, édition des Œuvres de Boileau, 1830, in-8o, t. I, p. CXXXIV, no 24, et CXLI, no 28; et t. II, p. 9 et 23.

<p>220</p>

MIGNET, Négociations, in-4o, t. III, p. 258 (Traité secret entre Charles II et Louis XIV, 21 octobre et 31 décembre 1670); t. III, p. 291 (Traité entre le duc de Brunswick, 10 juillet 1671); t. III, p. 365 et 374 (Traité avec la Suède, le 14 avril 1671). Courtin appelle les Suédois les Gascons du Nord.

<p>221</p>

MIGNET, Négociations, t. III, p. 666.

<p>222</p>

LOUIS XIV, Œuvres, t. V, p. 478 (Lettres du roi au duc d'Enghien, 24 mai 1671).

<p>223</p>

Recueil de gazettes nouvelles, ordinaires et extraordinaires; Paris, 1672, in-4o, p. 437, no 54. Gazette du 8 mai 1671.—Histoire de la monarchie françoise sous le règne de Louis le Grand, quatrième édition; Paris, 1697, t. II, p. 71.

<p>224</p>

Il avait créé le petit parc. Voyez Recueil des gazettes (8 mai 1671), p. 458, et GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 436.

<p>225</p>

SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, et une note dans notre édition de la Bruyère, p. 658.

<p>226</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (24 et 26 avril 1671), t. II, p. 40 à 44, édit. G.; t. II, p. 33 à 36, édit. M.—GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 436.

<p>227</p>

Recueil des gazettes nouvelles et extraordinaires; Paris, 1672, in-4o, p. 71. (11 janvier. Le roi va aux Gobelins voir les dessins de le Brun et les statues que Regnauldin exécutait pour Versailles.)

<p>228</p>

Histoire de l'hôtel royal des Invalides; 1736, in-folio, p. 6 et 7.