Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 - Charles Athanase Walckenaer


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prise au doute, avec une licence dont on n'avait nul exemple, immola sur le théâtre, à la risée du public, cet auteur si chéri des grandes princesses et des précieuses de la cour et de la ville. Depuis lors, Cotin n'osa plus une seule fois monter dans la chaire évangélique, ni faire imprimer une seule ligne; et le roi ayant approuvé la nouvelle comédie, les belles dames, les courtisans et tous ceux qui avaient coutume d'accueillir avec faveur le malheureux Cotin lui tournèrent le dos. Il avait brillé; il fut rejeté dans la solitude et l'obscurité la plus complète. Il méritait son sort: non qu'il fût dépourvu de talent et de savoir, et que tous ses vers ressemblassent au sonnet et au madrigal tant ridiculisés par le grand comique249; mais il était tellement infatué de sa personne et de ses ouvrages, qu'il s'était rendu insupportable, et qu'on vit avec plaisir humilier son sot et insolent orgueil. Ménage, contre lequel Cotin avait écrit250, était joué aussi dans la nouvelle comédie, quoique avec moins d'évidence. Il eut le bon esprit de se contenter du désaveu de Molière251, et applaudit, avec tout le public, la fameuse scène de Trissotin et de Vadius252. Madame de Sévigné avait, on se le rappelle, assisté à la lecture que Molière fit de sa pièce des Femmes savantes chez le duc de la Rochefoucauld, avant la première représentation, et elle la trouva fort plaisante253. Cependant, quoique dans cette pièce Molière eût eu la précaution de placer ses personnages dans la classe bourgeoise, c'était bien aux femmes et aux gens de lettres de la haute société et des ruelles à la mode et à ceux qu'elles protégeaient que s'attaquait le poëte. Ce n'était plus cette fois la burlesque imitation de modèles que dans une humble préface, l'auteur faisait profession de respecter: il exposait les modèles eux-mêmes à la risée de tous; il les bafouait sans dissimulation et sans détours, sans chercher à excuser son impardonnable témérité; non pas comme précédemment dans une farce en prose extravagante et bouffonne, mais dans une comédie en vers, admirable par la conduite des scènes, l'invention des caractères, la force et le comique du dialogue. Le succès fut d'abord douteux, et cela devait être, puisque l'auteur n'aspirait à rien moins qu'à rectifier les idées de cette partie même du public dont dépendait ce succès; mais la raison et le bon goût trouvèrent un appui dans l'approbation du monarque, flatté avec art dans cette pièce. La révolution dans la société et dans les lettres, que les Précieuses ridicules avaient commencée, fut achevée par les Femmes savantes, et fit cesser le règne des coteries qui s'étaient formées à l'exemple des réunions de l'hôtel de Rambouillet.

      Il est bien vrai pourtant qu'avec raison madame de Rambouillet s'était vantée d'avoir débrutalisé254 la société française, et que cette secte des précieuses, si discréditée depuis par celles qui s'y affilièrent, était parvenue à ennoblir en France le rôle de la femme; à l'entourer de cette respectueuse déférence qui faisait autrefois partie du caractère national; à faire considérer en elle la pureté de l'âme, les lumières de l'esprit, la délicatesse des sentiments, l'élégance des manières et du langage comme les conditions nécessaires de l'attachement qu'elles pouvaient inspirer. Ce sont les précieuses qui, par le tact exquis des convenances, par les promptes sympathies du cœur et de l'esprit, ont assuré à leur sexe la prééminence dans ces cercles dont l'attrait, bien mieux que les jouissances du luxe, avait fait de Paris, pendant un siècle et demi, la capitale de l'Europe. La dictature des femmes dans la société française avait passé dans les mœurs, et y subsistait longtemps après que le souvenir des précieuses, qui l'avait fondée, eut été anéanti. Le titre dont elles se paraient ne rappela plus que les travers auxquels l'exagération et le côté faux de leur doctrine avaient donné naissance et dont notre grand comique a rendu le souvenir impérissable.

      La principale fondatrice de cette secte, la femme forte, la femme vertueuse, la femme gracieuse qui avait le plus contribué à en assurer la prééminence, ne connut point ce dernier chef-d'œuvre de Molière. Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, mourut, âgée de soixante-quatre ans, le 15 novembre 1671, trois mois avant la première représentation des Femmes savantes255. Julie d'Angennes, dont madame de Motteville a dit qu'il était impossible de la connaître sans désirer de lui plaire256, n'avait pas en vain redouté de subir le joug du mariage, puisque après avoir résisté pendant quatorze ans aux instances prolongées d'un homme réputé pour sa vertu, elle eut à subir comme épouse l'humiliation d'une tendresse partagée; puis les retours et les écarts successifs d'un cœur trop scrupuleux pour ne pas se débattre dans ses chaînes et trop faible pour les rompre257. Elle se fit adorer, dans la province, par ceux que repoussaient l'humeur grondeuse et les formes sévères de son mari. Lorsque, pendant la guerre civile de la Fronde, celui-ci eut été blessé, et qu'une fièvre ardente mettait ses jours en danger, elle qui, dans ces temps de trouble et de trahison, ne pouvait se fier à personne, prit en main, sans hésiter, le gouvernement de la Saintonge et de l'Angoumois, dont la défense avait été confiée au duc de Montausier258. Déjà envahies par des troupes rebelles, les populations commençaient à se révolter. Madame de Montausier, de la ruelle maritale qu'elle ne quittait ni jour ni nuit, envoya des ordres et des instructions, qui furent si bien donnés, si bien exécutés, qu'en peu de temps les soulèvements cessèrent, et que les troupes hostiles à la cause royale furent repoussées hors des limites de la province259.

      Lorsque madame de Montausier eut été nommée gouvernante des enfants de France et dame d'honneur de la reine, tous ses moments furent absorbés par les devoirs de ses places; et c'est alors que madame de Motteville lui reproche d'être plus dévouée à l'estime publique qu'à l'estime particulière260. Hélas! c'est qu'à cette cour dont elle faisait partie, et où l'intérêt de son mari et de sa fille la forçait de rester, sa vertu souffrait cruellement: elle y remplissait des fonctions qui la rendaient journellement spectatrice de la vie intime du monarque; et, dans une telle situation, elle sentait le besoin d'être protégée par l'estime publique contre la crainte de perdre la sienne261. Elle avait succédé, comme dame d'honneur de la reine, à la duchesse de Navailles, si glorieusement chassée pour n'avoir pu tolérer les entrées nocturnes du roi dans la chambre des filles, et avoir fait murer la porte par où il venait.

      Lorsque le roi s'éprit de madame de Montespan, madame de Montausier fut en butte à d'odieux soupçons. La reine fut avertie de cette nouvelle passion par une lettre anonyme, qui accusait madame de Montausier d'avoir conduit cette intrigue262. On sut bientôt que l'auteur de cette lettre était M. de Montespan. Il renouvela à madame de Montausier, chez laquelle il s'était introduit sans être annoncé, l'accusation écrite, et il l'accabla d'injures. Le noble cœur de Julie fut brisé par cet outrage. Elle n'était pas encore remise de la douleur qu'il lui avait causée, lorsqu'en se rendant dans la chambre de la reine, et par un couloir obscur où en plein jour était allumé un flambeau, elle vit une grande femme qui venait droit à elle: quand elle fut proche, le fantôme disparut263. Proféra-t-il, comme on l'a depuis prétendu, des plaintes ou des reproches? Il ne paraît pas qu'il en fut ainsi, puisque la frayeur qu'avait causée à madame de Montausier cette mystérieuse apparition fut telle, qu'elle ne put calmer son imagination et s'empêcher d'en parler à tout le monde; et la vive impression qu'elle en ressentit subsistant toujours, elle tomba malade. On fut obligé de la transporter à son hôtel (l'hôtel de Rambouillet); là elle fut visitée par la reine et par toute la cour, surtout par madame de Sévigné, qui, dans ses fréquentes assiduités auprès du lit de madame de Montausier264, observa avec douleur les progrès du mal auquel elle devait succomber265. La gazette officielle, en faisant connaître le jour du décès


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<p>249</p>

MOLIÈRE, Femmes savantes, acte III, scène II, dans les Œuvres, édit. 1682, t. VI, p. 141 à 147.—L'abbé COTIN, Œuvres galantes; Paris, 1665, t. II, p. 512.

<p>250</p>

COTIN, la Ménagerie; 1666, in-12.

<p>251</p>

Les frères PARFAICT, t. XI, p. 208 à 224. Ces consciencieux écrivains ont bien réuni tous les faits et tous les passages des auteurs qui nous ont instruits des circonstances relatives à la fameuse scène de Molière; mais ils ont eu tort de rapporter, comme étant de Charpentier, une anecdote évidemment fausse, où figure madame de Rambouillet, qui depuis six ans avait cessé de vivre. Le Carpenteriana est l'ouvrage d'un nommé Boscheron, et ne mérite aucune confiance.

<p>252</p>

Ménagiana, 3e édition, 1715, in-12, t. III, p. 23. Ce paragraphe ne se trouve que dans la 3e édition du Ménagiana, qui contient beaucoup d'additions suspectes faites par la Monnoye. La première édition (1692, in-8o) est la seule bonne, parce qu'au moyen des signes qui accompagnent chaque paragraphe, et de la liste des noms qui est à la suite de l'avertissement, tous les paragraphes des auteurs qui ont contribué à ce curieux recueil sont signés. Les passages relatifs à la première représentation des Précieuses ridicules, et ceux où madame de Sévigné est mentionnée, sont dans cette première édition, p. 278 et p. 35 et 338.

<p>253</p>

Conférez la 3e partie de ces Mémoires, p. 370 et 470, chap. XVIII.

<p>254</p>

Débrutaliser est un verbe forgé par madame de Rambouillet. Accueilli par Vaugelas, approuvé par Ménage, reçu par Richelet dans son dictionnaire, il n'obtint jamais le suffrage de l'Académie. Voyez MÉNAGE, Observations sur la langue françoise; 1672, in-12, p. 328.—RICHELET, Dictionnaire, édit. 1680, t. I, p. 212.

<p>255</p>

Recueil de gazettes, 1672, in-4o, p. 1120 (Gazette du 21 novembre 1671).—Mémoires de M. le duc de Montausier; Amsterdam, 1731, t. II, p. 31.—SÉVIGNÉ, Lettres (18 novembre 1671), t. II, p. 292, édit. G.; t. II, p. 248, édit. M.

<p>256</p>

MOTTEVILLE, Mémoires, t. XL, p. 156.—SEGRAIS, Œuvres, 1765, t. I, p. 75 et 157.

<p>257</p>

Mémoires de Montausier, t. I, p. 46, 84, 136.—TALLEMANT DES RÉAUX, 2e édit., 1840, in-12, t. III, p. 254; t. II, p. 252 de l'édition in-8o.

<p>258</p>

Conférez la 1re partie de ces Mémoires, p. 447, seconde édition, chap. XXXII.

<p>259</p>

Mémoires de M. le duc de Montausier, p. 135, 143 et 148.

<p>260</p>

MOTTEVILLE, t. XL, p. 156.—TALLEMANT DES RÉAUX, 2e édition, in-12, t. III, p. 249.

<p>261</p>

MONTPENSIER, Mémoires, t. XLIII, p. 116 et 117.

<p>262</p>

MONTPENSIER, Mémoires, ibid.

<p>263</p>

MONTPENSIER, Mémoires, t. XLIII, p. 196 (année 1670).

<p>264</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13 mars 1671), t. I, p. 372, édit. G.; t. I, p. 287, édit. M.

<p>265</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (15 mai 1672), t. I, p. 71, édit. G.—MONTAUSIER, Mémoires, t. II, p. 28, 31, 33.