Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer
mais madame de Grignan ayant écrit à sa mère qu'elle se proposait de se faire peindre et de lui faire présent de son portrait, madame de Sévigné lui envoya un tour de perles de douze mille écus, acheté à la vente de l'ambassadeur de Venise. Elle lui écrivait en même temps: «On l'a admiré ici: si vous l'approuvez, qu'il ne vous tienne point au cou; il sera suivi de quelques autres197.»
Cependant, même à Aix, madame de Grignan pouvait se soustraire au monde et à la dissipation; et elle n'y manquait pas aux époques où la religion lui en faisait un devoir. Elle se retirait alors dans le couvent des sœurs de Sainte-Marie, où par un privilége spécial, et à cause de son aïeule la bienheureuse Chantal, elle était admise temporairement sur le pied de religieuse, et avait sa cellule particulière198.
Le séjour de madame de Grignan chez les sœurs de Sainte-Marie n'était jamais bien long, et n'avait lieu qu'à de grands intervalles. Cette existence calme et reposée pouvait lui plaire pendant quelques jours, par son contraste avec l'agitation de sa vie habituelle; mais elle n'avait pas, comme sa mère, le goût de la retraite et de la campagne, les rêveries d'une âme profondément émue, les palpitations d'un cœur avide de tendresse et d'amour. Ces troubles intérieurs, qui étaient à la fois pour madame de Sévigné une source intarissable de jouissances et de tourments, lui étaient inconnus. Elle savait que sa réputation de beauté, de savoir, de raison, de prudence, s'était accrue à la cour depuis son départ, et par son année de séjour en Provence199. Le rang qu'elle tenait dans ce pays flattait son orgueil: là, peut-être, elle se félicitait de n'être pas éclipsée par sa mère comme à Versailles, comme à Paris. C'eût été pour elle déchoir que de cesser d'être la première, que de se retrouver sur un degré d'infériorité ou même d'égalité. M. de Grignan ne pensait pas ainsi: il aurait mieux aimé être auprès du monarque, que d'avoir l'honneur de le représenter dans une province lointaine; les peines et les soins du gouvernement lui étaient à charge. Ayant appris que le maréchal de Bellefonds voulait quitter sa place de premier maître d'hôtel du roi, il était disposé à acquérir cette charge; mais madame de Grignan s'y opposa, et le fit rester en Provence. On peut juger combien cette résolution affligea sa mère, qui n'osa s'en plaindre que bien doucement. «Ma chère enfant, lui dit-elle, cette grande paresse de ne vouloir pas seulement sortir un moment d'où vous êtes, me blesse le cœur. Je trouve les pensées de M. de Grignan bien plus raisonnables. Celle qu'il avait pour la charge du maréchal de Bellefonds, en cas qu'il l'eût quittée, était tout à fait de mon goût; vous aurez vu comme la chose a tourné: mais j'aimerais assez que le désir de vous rapprocher ne vous quittât point quand il arrive des occasions; et M. d'Uzès aurait fort bonne grâce à témoigner au roi qu'il est impossible de le servir si loin de sa personne sans beaucoup de chagrin, surtout quand on a passé la plus grande partie de sa vie auprès de lui200.»
CHAPITRE III.
1671-1672
Madame de Sévigné quitte les Rochers, et retourne à Paris.—Elle y prend un nouveau logement.—Elle désirait revenir à Paris pour être utile à son gendre.—Ce qu'était l'administration des provinces sous Louis XIV.—L'évêque de Marseille, Janson, cherche à desservir M. de Grignan. Le marquis de Charost le défend.—Les affaires des états de Provence se terminent bien.—Louis XIV se prépare à la guerre contre les Hollandais, et ne semble occupé que des choses de la paix.—Dans cette persuasion, Boileau écrit son Discours au roi.—Négociations de Louis XIV.—Il accorde sa confiance à Condé.—Fête donnée, à Chantilly, au roi et à toute sa cour.—Création de l'Académie d'architecture.—Le roi propose un prix pour l'invention d'un nouvel ordre d'architecture, qui serait nommé l'ordre français.—Nouvelles constructions à Versailles, à Compiègne, à Fontainebleau.—On joue la Comtesse d'Escarbagnas et Psyché.—La Fontaine publie un nouveau Recueil de fables et un nouveau Recueil de contes et de poésies diverses.—Ouverture du jubilé.—Le roi touche 1,200 malades.—Publication de Poésies chrétiennes et diverses.—Belle ode de Pomponne qui s'y trouve insérée.—Molière fait jouer les Femmes savantes.—Effet produit par cette pièce.—Elle anéantit la réputation de Cotin et le règne des précieuses.—De leur heureuse influence sur les mœurs et sur la littérature.—Julie d'Angennes n'existait plus lors de la première représentation des Femmes savantes.—Son admirable conduite et son courage.—Elle devient dame d'honneur de la reine.—Ses remords, ses chagrins à la cour.—Un fantôme lui apparaît.—Elle tombe malade, et meurt.—Madame de Richelieu est nommée à sa place dame d'honneur.—Ce que dit madame de Sévigné de cette nomination, attribuée à l'influence de madame Scarron sur madame de Montespan.—Madame de Sévigné soupe souvent avec madame Scarron.—Conduite de celle-ci.—Ses entretiens avec madame de Montespan déplaisent au roi.—Ses sentiments, et conduite de madame de Montespan en matière de religion.—Madame Scarron, d'après l'ordre du roi, se charge d'élever les enfants qu'il aura avec madame de Montespan.—Conduite admirable de madame Scarron.—Les enfants que le roi a eus de madame de Montespan lui inspirent une grande tendresse.—Le roi augmente sa pension.—Il lui donne un carrosse et des gens, et l'appelle à la cour pour rester auprès des enfants de madame de Montespan.
Décembre commençait; le froid était piquant; mais le ciel était bleu, et la lumière du soleil éclatait sur les bois dépouillés de verdure de la vaste campagne des Rochers, lorsque madame de Sévigné quitta sa solitude avec un regret dont elle était, disait-elle, épouvantée201. Elle se mit en route avec deux calèches attelées chacune de quatre chevaux, pour elle et sa suite; et afin d'éviter le mauvais pavé de Laval, elle prit d'abord la route de Cossé, alla coucher chez une parente de madame de Grignan, à Loresse, château situé dans la commune de Montjean. Le second jour de son voyage, elle coucha à Meslay; le troisième, à Malicorne, chez la marquise de Lavardin. En faisant ainsi environ dix lieues par jour, elle se trouva le dixième jour transportée à Paris, satisfaite de s'être rapprochée de sa fille, et ayant pris la résolution d'aller la rejoindre aussitôt que les frimas de l'hiver auraient disparu, et que le retour de la belle saison lui permettrait d'entreprendre ce long voyage.
Elle avait quitté, après le mariage de sa fille, le logement qu'elle occupait à Paris rue du Temple, et transporté son domicile rue de Thorigny, où elle ne devait pas rester longtemps; car, tandis qu'elle était encore aux Rochers, des ordres avaient été donnés par elle de louer, rue Sainte-Anastase, une autre maison près de celle du comte et de la comtesse de Guitaut202.
On sait que le château d'Époisses en Bourgogne, qui appartenait au comte de Guitaut, n'était pas éloigné de Bourbilly, terre de madame de Sévigné. Aussi dit-elle, en écrivant alors au comte de Guitaut, qu'il est de sa destinée d'être partout sa voisine203. Madame de Sévigné, aidée de son oncle Saint-Aubin, employa une partie de l'hiver à faire arranger sa nouvelle demeure, fort rapprochée de celle qu'elle habitait, et elle y coucha pour la première fois le 7 mai 1672204. Elle y avait fait préparer un appartement pour sa fille et pour son gendre, et, quoique petite, cette maison lui suffisait; elle s'y trouvait commodément et agréablement205. Nous dirons comment depuis elle changea encore de logement, et occupa le bel hôtel Carnavalet206. Mais il est remarquable que, malgré son intime liaison avec madame de la Fayette et le duc de la Rochefoucauld, qui l'appelait si souvent à l'autre extrémité de la ville, elle ne quitta jamais le Marais ou le quartier du Temple et le quartier Saint-Antoine; et, dans ses divers changements, elle se rapprocha de plus en plus de la place Royale, où elle était née. Elle y trouvait l'avantage d'être près de toutes les connaissances de sa jeunesse, qui furent aussi les mêmes que celles de son âge avancé. Elle pouvait fréquenter toujours les mêmes églises, les Minimes, l'église Saint-Paul, celle des Jésuites, le couvent des Filles de Sainte-Marie du faubourg Saint-Antoine, dont les religieuses
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Conférez t. I, p. 2, de la 1re partie de ces
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