Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2. Constantin-François Volney

Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2 - Constantin-François Volney


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est digne des Phéniciens. Les choses en étaient à ce point, quand le roi de Babylone, vainqueur de Jérusalem, vint pour anéantir la seule ville qui bravât sa puissance. Les Tyriens lui résistèrent pendant 13 ans; mais au bout de ce terme, las de leurs efforts, ils prirent le parti de mettre la mer entre eux et leur ennemi, et ils passèrent dans l’île qu’ils avaient en face, à la distance d’un quart de lieue. Jusqu’alors cette île n’avait dû porter que peu d’habitations, vu la disette d’eau31. La nécessité fit surmonter cet inconvénient; l’on tâcha d’y obvier par des citernes, dont on trouve encore des restes en forme de caves voûtées, pavées et murées avec le plus grand soin32. Alexandre parut, et, pour satisfaire son barbare orgueil, Tyr fut ruinée; mais bientôt rétablie, ses nouveaux habitants profitèrent de la jetée par laquelle les Macédoniens s’étaient avancés jusqu’à l’île, et ils amenèrent l’aqueduc jusqu’à la tour où l’on puise encore l’eau. Maintenant que les arcades ont manqué, comment l’y trouve-t-on encore? La raison en doit être, que l’on avait ménagé dans leurs fondements des conduits secrets qui continuent toujours de l’amener des puits. La preuve que l’eau de la tour vient de Ras-el-àên est qu’à cette source elle se trouble en octobre comme à la tour; qu’alors elle a la même couleur, et en tout temps le même goût. Ces conduits doivent être nombreux; car il est arrivé plusieurs voies d’eau près de la tour, sans que son puits ait cessé d’en fournir.

      La puissance de Tyr sur la Méditerranée et dans l’Occident est assez connue; Carthage, Utique, Cadix, en sont des monuments célèbres. L’on sait que cette ville étendait sa navigation jusque dans l’Océan, et la portait au nord par delà l’Angleterre, et au sud par delà les Canaries. Ses relations à l’Orient, quoique moins connues, n’étaient pas moins considérables; les îles de Tyrus et Aradus (aujourd’hui Barhain), dans le golfe Persique, les villes de Faran et Phœnicum Oppidum, sur la mer Rouge, déja ruinées au temps des Grecs, prouvent que les Tyriens fréquentèrent dès long-temps les parages de l’Arabie et de la mer de l’Inde; mais il existe un fragment historique qui contient à ce sujet des détails d’autant plus précieux, qu’ils offrent dans des siècles reculés un tableau de mouvements analogues à ce qui se passe encore de nos jours. Je vais citer les paroles de l’écrivain, avec leur enthousiasme prophétique, en rectifiant des applications qui jusqu’ici ont été mal saisies.

      «Ville superbe, qui reposes au bord des mers! Tyr! qui dis: Mon empire s’étend au sein de l’Océan; écoute l’oracle prononcé contre toi! Tu portes ton commerce dans des îles (lointaines) chez les habitants de côtes (inconnues). Sous ta main les sapins de Sanir33 deviennent des vaisseaux; les cèdres du Liban, des mâts; les peupliers de Bisan, des rames. Tes matelots s’asseyent sur le buis de Chypre34 orné d’une marqueterie d’ivoire. Tes voiles et tes pavillons sont tissus du beau lin de l’Égypte; tes vêtements sont teints de l’hyacinthe et de la pourpre de l’Hellas35 (l’Archipel). Sidon et Arouad t’envoient leurs rameurs; Djabal (Djebilé), ses habiles constructeurs: tes géomètres et tes sages guident eux-mêmes tes proues. Tous les vaisseaux de la mer sont employés à ton commerce. Tu tiens à ta solde le Perse, le Lydien, l’Égyptien; tes murailles sont parées de leurs boucliers et de leurs cuirasses. Les enfants d’Arouad bordent tes parapets; et tes tours, gardées par les Djimedéens (peuple phénicien), brillent de l’éclat de leurs carquois. Tous les pays s’empressent de négocier avec toi. Tarse envoie à tes marchés de l’argent, du fer, de l’étain, du plomb. L’Yonie36, le pays des Mosques et de Teblis37, t’approvisionnent d’esclaves et de vases d’airain. L’Arménie t’envoie des mules, des chevaux, des cavaliers. L’Arabe de Dedan (entre Alep et Damas) voiture tes marchandises. Des îles nombreuses échangent avec toi l’ivoire et l’ébène. L’Araméen (les Syriens)38 t’apporte le rubis, la pourpre, les étoffes piquées, le lin, le corail et le jaspe. Les enfants d’Israël et de Juda te vendent le froment, le baume, la myrrhe, le raisiné, la résine, l’huile; et Damas, le vin de Halboun (peut-être Halab, où il reste encore des vignes) et des laines fines. Les Arabes d’Oman offrent à tes marchands le fer poli, la cannelle, le roseau aromatique; et l’Arabe de Dedan des tapis pour s’asseoir. Les habitants du désert et les Kedar payent de leurs chevreaux et de leurs agneaux tes riches marchandises. Les Arabes de Saba et Ramé (dans l’Yémen) t’enrichissent par le commerce des aromates, des pierres précieuses et de l’or39. Les habitants de Haran, de Kalané (en Mésopotamie) et d’Adana (près de Tarse), facteurs de l’Arabe de Cheba (près de Dedan), de l’Assyrien et du Kaldéen, commercent aussi avec toi, et te vendent des châles, des manteaux artistement brodés, de l’argent, des mâtures, des cordages et des cédres; enfin les vaisseaux (vantés) de Tarse sont à tes gages. O Tyr, fière de tant de gloire et de richesses! bientôt les flots de la mer s’élèveront contre toi, et la tempête te précipitera au fond des eaux. Alors s’engloutiront avec toi tes richesses; avec toi périront en un jour ton commerce, tes négociants, tes correspondants, tes matelots, tes pilotes, tes artistes, tes soldats et le peuple immense qui remplit tes murailles. Tes rameurs déserteront tes vaisseaux; tes pilotes s’assiéront sur le rivage, l’œil morne contre terre. Les peuples que tu enrichissais, les rois que tu rassasiais, consternés de ta ruine, jetteront des cris de désespoir. Dans leur deuil, ils couperont leurs chevelures; ils jetteront la cendre sur leur front dénudé; ils se rouleront dans la poussière, et ils diront: Qui jamais égala Tyr, cette reine de la mer?»—Les révolutions du sort, ou plutôt la barbarie des Grecs du Bas-Empire et des Musulmans, ont accompli cet oracle. Au lieu de cette ancienne circulation si active et si vaste, Sour, réduit à l’état d’un misérable village, n’a plus pour tout commerce qu’une exportation de quelques sacs de grains et de coton en laine, et pour tout négociant qu’un facteur grec au service des Français de Saide, qui gagne à peine de quoi soutenir sa famille.—A neuf lieues au sud de Sour, est la ville d’Acre, en arabe Akka, connue dans les temps les plus reculés sous le nom d’Aco, et postérieurement sous celui de Ptolémaïs. Elle occupe l’angle nord d’une baie, qui s’étend, par un demi cercle de trois lieues, jusqu’à la pointe du Carmel. Depuis l’expulsion des Croisés, elle était restée presque déserte; mais de nos jours les travaux de Dâher l’ont ressuscitée; ceux que Djezzâr y a fait exécuter depuis dix ans la rendent aujourd’hui l’une des premières villes de la côte. On vante la mosquée de ce pacha comme un chef-d’œuvre de goût. Son bazar, ou marché couvert, ne le cède point à ceux d’Alep même; et sa fontaine publique surpasse en élégance celles de Damas. Ce dernier ouvrage est aussi le plus utile; car jusqu’alors Acre n’avait pour toute ressource qu’un assez mauvais puits; mais l’eau est restée, comme auparavant, de médiocre qualité. L’on doit savoir d’autant plus de gré au pacha de ces travaux, que lui-même en a été l’ingénieur et l’architecte: il fait ses plans, il trace ses dessins et conduit les ouvrages. Le port d’Acre est un des mieux situés de la côte, en ce qu’il est couvert du vent de nord et nord-ouest par la ville même; mais il est comblé depuis Fakr-el-Dîn. Djezzâr s’est contenté de pratiquer un abord pour les bateaux. La fortification, quoique plus soignée qu’aucune autre, n’est cependant d’aucune valeur; il n’y a que quelques mauvaises tours basses près du port qui aient des canons; encore ces pièces de fer rouillé sont-elles si mauvaises, qu’il en crève toujours quelques-unes à chaque fois qu’on les tire. L’enceinte du côté de la campagne n’est qu’un mur de jardin sans fossés.

      Cette campagne est une plaine nue, plus profonde et moins large que


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<p>31</p>

Josèphe est en erreur lorsqu’il parle de Tyr au temps d’Hiram comme étant bâtie dans l’île. Il confond, à son ordinaire, l’état ancien avec l’état postérieur. Voyez Antiq. Jud. lib. 8, c. 5.

<p>32</p>

L’on en a récemment découvert une considérable en dehors du mur de la ville. L’on n’y a rien trouvé, et le Motsallam l’a fait refermer.

<p>33</p>

Peut-être le mont Sannîne.

<p>34</p>

Buis de Katim. Divers passages confrontés prouvent que ce nom ne doit pas s’appliquer à la Grèce, mais à l’île de Chypre, et peut-être à la côte de Cilicie, où le buis abonde. Il convient surtout à Chypre par son analogie avec la ville de Kitium et le pays des Kitiens, à qui Eulalæus faisait la guerre du temps de Salmanasar.

<p>35</p>

En hébreu aliché, qui ne diffère en rien de Hellas, ancien nom de l’archipel conservé dans Hellespont.

<p>36</p>

Youn, plaisamment travesti en javan, quoique les anciens n’aient point connu notre ja.

<p>37</p>

Tobel ou Teblis s’écrit aussi Teflis, au nord de l’Arménie, sur la frontière de Géorgie. Ces mêmes cantons sont célèbres chez les Grecs pour les esclaves et pour le fer des Chalybes.

<p>38</p>

Ce nom s’étendait aux Cappadociens et aux habitants de la Haute-Mésopotamie.

<p>39</p>

Aussi Strabon dit-il, lib. 16, que les Sabéens avaient fourni tout l’or de la Syrie, avant que les habitants de Gerrha, près de l’embouchure de l’Euphrate, les eussent supplantés.