Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2. Constantin-François Volney
lui: l’on n’en pouvait acheter que de lui: les négociants européens ont eu beau réclamer les capitulations du sultan, Djezzâr a répondu qu’il était sultan dans son pays, et il a continué son monopole. Ces négociants sont surtout les Français, qui ont à Acre six comptoirs présidés par un consul: récemment il est survenu un agent impérial, et depuis un an un agent russe.
La partie de la baie d’Acre où les vaisseaux mouillent avec le plus de sûreté, est au nord du mont Carmel, au pied du village de Haifa (vulgo Caiffe). Le fond tient bien l’ancre et ne coupe pas les câbles; mais le lieu est ouvert au vent de nord-ouest, qui est violent sur toute cette côte. Le Carmel, qui domine au sud, est un pic écrasé et rocailleux, d’environ 350 toises d’élévation. On y trouve, parmi les broussailles, des oliviers et des vignes sauvages, qui prouvent que jadis l’industrie s’était portée jusque sur cet ingrat terrain; sur le sommet est une chapelle dédiée au prophète Élie, d’où la vue s’étend au loin sur la mer et sur la terre. Au midi, le pays offre une chaîne de montagnes raboteuses, couronnées de chênes et de sapins, où se retirent des sangliers et des onces. En tournant vers l’est, on aperçoit à six lieues le local de Nasra ou Nazareth, célèbre dans l’histoire du christianisme: c’est un village médiocre, peuplé d’un tiers de musulmans, et de deux tiers de Grecs catholiques. Les PP. de Terre-Sainte, dépendants du grand couvent de Jérusalem, y ont un hospice et une église. Ils sont ordinairement les fermiers du pays. Du temps de Dâher, ils étaient obligés de faire à ce chaik un cadeau de mille piastres à chaque femme qu’il épousait, et il avait soin de se marier presque toutes les semaines.
A environ deux lieues au sud-est de Nasra est le mont Tabor, d’où l’on a l’une des plus riches perspectives de la Syrie. Cette montagne est un cône tronqué de quatre à cinq cents toises de hauteur. Le sommet a deux tiers de lieue de circuit. Jadis il portait une citadelle; mais à peine en reste-t-il quelques pierres. De là l’on découvre au sud une suite de vallées et de montagnes qui s’étendent jusqu’à Jérusalem. A l’est, l’on voit comme sous ses pieds la vallée du Jourdain et le lac de Tabarîé, qui semble encaissé dans un cratère de volcan. Au delà, la vue se perd vers les plaines du Hauran; puis tournant au nord, elle revient, par les montagnes de Hasbêya et de la Qâsmié, se reposer sur les fertiles plaines de la Galilée, sans pouvoir atteindre à la mer.
La rive orientale du lac de Tabarîé n’a de remarquable que la ville dont elle porte le nom, et la fontaine d’eaux chaudes minérales qui en est voisine. Cette fontaine est située dans la campagne, à un quart de lieue de Tabarîé. Faute de soin, il s’y est entassé une boue noire, qui est un véritable éthiops martial. Les personnes attaquées de douleurs rhumatismales trouvent des soulagements et même la guérison dans les bains de cette boue. Quant à la ville, ce n’est qu’un monceau de décombres, habité tout au plus par 100 familles. A sept lieues au nord de Tabarîé, sur la croupe d’une montagne, est la ville ou le village de Safad, berceau de la puissance de Dâher. A cette époque, il était devenu le siége d’une école arabe, où les docteurs motouâlis formaient des élèves dans la science de la grammaire, et l’interprétation allégorique du Qôran. Les juifs, qui croient que le messie doit établir le siége de son empire à Safad, avaient aussi pris ce lieu en affection, et s’y étaient rassemblés au nombre de 50 à 60 familles; mais le tremblement de 1759 a tout détruit; et Safad, regardé de mauvais œil par les Turks, n’est plus qu’un village presque abandonné. En remontant de Safad au nord, l’on suit une chaîne de hautes montagnes qui, sous le nom de Djebal-el-Chaîk, fournissent d’abord les sources du Jourdain, puis une foule de ruisseaux dont s’arrose la plaine de Damas. Le local élevé d’où partent ces ruisseaux compose un petit pays que l’on appelle Hasbêya. En ce moment il est gouverné par un émir, parent et rival de l’émir Yousef; il en paie à Djezzâr une ferme de 60 bourses. Le sol est montueux, et ressemble beaucoup au bas Liban; le prolongement de ces montagnes le long de la vallée de Beqâà est ce que les anciens appellent Antiliban, à raison de ce qu’il est parallèle au Liban des Druzes et des Maronites. La vallée de Beqâà, qui en forme la séparation, est l’ancienne Cœle-Syrie, ou Syrie-Creuse proprement dite. Sa disposition en encaissement profond, en y rassemblant les eaux des montagnes, en a fait de tout temps un des plus fertiles cantons de la Syrie; mais aussi en y concentrant les rayons du soleil, elle y produit en été une chaleur qui ne le cède pas même à l’Égypte. L’air néanmoins n’y est pas malsain, et sans doute parce qu’il est sans cesse renouvelé par le vent du nord, et que les eaux sont vives et non stagnantes. L’on y dort impunément sur les terrasses. Avant le tremblement de 1759, tout ce pays était couvert de villages et de cultures aux mains des Motouâlis; mais les ravages que causa ce phénomène, et ceux que les guerres des Turks y ont fait succéder, ont presque tout détruit. Le seul lieu qui mérite l’attention, est la ville de Balbek.
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