Entre ombres et obscurités. Willem Ngouane
après les rudes paroles de tantôt, mais le soulagement qui résultait ensuite de ma conversation téléphonique me fit oublier ses gesticulations de poulette dégoûtée. Elle revint à de meilleurs sentiments lorsque je lui rapportai le propos de ma discussion. Monsieur m’avait appelé pour me communiquer un réaménagement du programme, l’interview était finalement annulée pour une toute autre activité aux environs de douze heures.
– Bah au moins tu vas pouvoir déjeuner, me dit-elle en commençant à faire du rangement dans ce semi-dépotoir que nous avions organisé.
Tout redevint calme par la suite, mes esprits retrouvés me firent regretter ma rudesse, regret que je transmis à la belle dame en lui arrachant au passage son formidable sourire.
Une vingtaine de minutes passées, une bonne odeur d’œufs au feu vint chatouiller mes narines pendant que je dressais la table. Caroline a aussi cet autre talent, c’est un véritable cordon-bleu. Cette qualité a été la première qui m’avait séduit chez elle lorsque nous commencions à nous fréquenter. Elle ferait tomber amoureux n’importe quel homme par ses petits plats.
Alors que j’étais maintenant assis sur la table en salivant, elle se ramena avec deux plats tellement remplis que des pains en tombaient presque.
– WOW!! C’est bien garni Caro, c’est pour nous deux, j’espère, lui dis-je alors qu’elle me regardait en m’affichant un sourire moqueur pour finir par bouger la tête d’un geste traduisant une réponse négative.
Elle m’avait servi quatre pains, de la salade d’avocat et des œufs bouillis. La vue de toute cette nourriture réduisit mon appétit. Finir ce plat entrainerait un étouffement! Discernant à travers ma réaction la barrière que je m’étais mise en rendant impossible la consommation totale de ce plat, elle réagit tout de suite en m’encourageant à la tâche.
– Mange mon amour. Je ne veux surtout pas que ta mère m’appelle encore pour me dire: mon fils a maigri. Mange chéri, me répétait-elle d’un air réellement ennuyé.
Mon poids était une obsession familiale. Ma mère me trouvait désespérément maigre par rapport à tout l’argent que je gagnais. Il était inconcevable pour elle que je continue à rester ce gringalet dont la corpulence reflétait l’état de misère auquel il avait été convié dans la majeure partie de son enfance. Elle n’hésitait pas à le faire savoir à Caroline chaque fois qu’elle en avait l’occasion, et lui tenait implicitement responsable de cette contrastante maigreur. Cela mettait une pression énorme à la pauvre qui naturellement me la transférait. C’est ainsi que toutes les fois où l’opportunité de me servir à manger se présentait à elle, j’avais droit à de copieux repas avec obligation de consommation intégrale. C’était très compliqué. Même rassasié, il ne fallait rien laisser dans l’assiette au risque de s’attirer ses foudres. Manger en sa présence devenait un véritable acte de bravoure. Personne n’était épargné à la maison.
Comme à son habitude lorsqu’une sourde contrariété dans mon comportement lui parvenait, elle bondit vers un sujet plus conciliateur, cette fois-ci son dévolu était porté sur l’inutilité du stress dans lequel nous avions été plongés depuis le matin.
– Ton travail me dépasse!!! Avec toute la peine de ce matin, subitement tout est annulé!! me dit-elle alors que je me faisais violence en avalant un pain de plus.
– Je t’assure… répondis-je après avoir bu un peu de jus de fruit.
Elle avait quand même raison, nous étions sous une pression considérable depuis les premières heures de la journée… Mon corps avait été frustré par une douche froide en plein cinq heures du matin, je crois qu’il m’en veut encore de l’avoir autant maltraité, mais la panne d’eau chaude ne m’avait guère laissé le choix. Que dire de ces essayages de vestes, ce fut un début de journée très éprouvant! Hélas, toute cette contrariété résumait à elle seule ma vie de fonctionnaire pendant cette période, beaucoup trop de feu et de panique. Nous voir nous agiter de la sorte pourrait laisser plus d’un extrapoler sur un caractère tyrannique chez le ministre, il n’en était pourtant rien, de mémoire, je ne me rappelle pas avoir réellement été un jour verbalement brutalisé par monsieur, mais l’ambiance tendue de ces derniers temps au ministère me conseillait d’éviter tout ce qui pourrait m’amener à découvrir son côté obscur.
À cause de toute cette tension et des sollicitations de mon patron, j’avais ajourné mes vacances. Ce fut très difficile à accepter pour Caroline qui me souhaitait plus souvent à la maison. Elle ne s’était point plainte, mais son mal-être se lisait dans certaines de ses réactions. Mais que pouvais-je faire à part me soumettre à mon travail? Il fallait bien que les factures soient payées, que l’éducation de nos enfants soit financée et que j’épargne pour qu’on puisse terminer la construction de notre maison. Malgré cela j’avais conscience de combien il pouvait être exaspérant d’être la femme d’un fonctionnaire aussi sollicité que je l’étais. Pour moi aussi ce fut difficile, j’adore passer du temps en famille et encore plus avec elle. Mes journées libres ont toujours été d’un immense plaisir, encore plus à cause du bonheur dans lequel elles plongeaient mon épouse. Caroline mettait de la musique, faisait ses travaux ménagers avec beaucoup plus de gaieté que d’habitude, me racontait ses histoires de familles, ses histoires de femmes. Elle se revêtait de sa plus belle robe, rajeunissait de dix ans son visage en se maquillant d’une manière dont elle seule a le secret. Nous allions faire des balades, souvent nous nous retrouvions au restaurant de notre premier rendez-vous galant. Nous revivions des moments intimes semblables à ceux de notre plus grande jeunesse, à cette époque où nous n’avions pas d’argent, pas d’enfants, pas de sollicitations contraignantes. Je l’accompagnais faire du shopping, je supportais de passer des heures à la recherche du nouveau produit révolutionnaire. Nous regardions un film ensemble, elle aimait beaucoup les films de romance, comme toute femme finalement. Elle me rappelait alors de manière moqueuse combien j’ai souffert avant qu’elle n’accepte de devenir ma petite amie. On se remémorait ensuite nos débuts… Elle riait, elle souriait, elle s’amusait, son teint clair en devenait presque rouge tellement elle pétillait de gaieté. J’étais toujours émerveillé devant ce spectacle, c’est tellement beau de la voir si enjouée.
Hélas, il fallait accepter d’attendre longtemps avant de la revoir ainsi, l’heure était grave au ministère et je ne pouvais abandonner mon parrain pendant toute cette période. A la place de l’interview, sous le conseil de son équipe de communication, monsieur le ministre avait décidé de jouer sur l’image en optant plutôt pour une remise de don à l’école publique d’un village à l’ouest du pays. L’idée en elle-même me semblait bonne, mais la destination choisie était loin de me ravir. La très mauvaise qualité de la route pour s’y rendre risquait de me causer un accident. En plus de cela, l’éventualité d’y croiser un de ces groupes de brigands spécialisés dans l’agression de voyageurs en abaissant des troncs d’arbres en pleine chaussée m’effrayait abondamment. Mais la plus grande raison à mes craintes restait le fait que cette région avait servi de base à la rébellion pendant la grande guerre: il y demeurait encore beaucoup d’animosité, de refus de l’ordre étatique. La preuve la plus récente était la grande émeute qui avait eu lieu il y a quelques mois de cela lorsque les habitants de cette localité s’étaient révoltés contre une énième taxe foncière. La contestation avait paralysé cette partie du pays pendant des mois et ce n’était qu’après maintes tractations avec le gouvernement que les choses s’étaient un tout petit peu calmées. Mais la haine était toujours présente. Tout ce qui représentait l’État dans quelque forme que ce soit n’y était pas le bienvenu. Et bizarrement… c’est dans cet endroit que le ministre avait décidé d’aller faire des dons. Je trouvais cela vraiment fou!!
Malgré mes réticences, je violentai mes peurs et me résolus à suivre mes imposantes obligations… Après une courte sieste, et une longue prière animée par ma femme, je pris ma voiture en direction de Waloua. Je me fis accompagner par deux gendarmes, cela aurait été une folie de s’y rendre tout seul, et surtout non-armé.
À ma grande surprise le