Aline et Valcour, tome 2. Marquis de Sade

Aline et Valcour, tome 2 - Marquis de Sade


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toucher.... C'est donc sur ce plat effroyable que tu osais demander la bénédiction du Ciel?… Terrible homme! à ce mélange de superstition et de crime, tu n'as même pas voulu déguiser ta Nation.... Va, je t'aurais reconnu sans que tu te nommasses.—Et j'allais sortir tout effrayé de sa maison.... Mais Sarmiento me retenant.—Arrête, me dit-il, je pardonne ce dégoût à tes habitudes, à tes préjugés nationaux; mais c'est trop s'y livrer: cesse de faire ici le difficile, et saches te plier aux situations; les répugnances ne sont que des faiblesses, mon ami, ce sont de petites maladies ce l'organisation, à la cure desquelles on n'a pas travaillé jeune, et qui nous maîtrisent quand nous leur avons cédé. Il en est absolument de ceci comme de beaucoup d'autres choses: l'imagination séduite par des préjugés nous suggère d'abord des refus … on essaie … on s'en trouve bien, et le goût se décide quelquefois avec d'autant plus de violence, que l'éloignement avait plus de force en nous. Je suis arrivé ici comme toi, entêté de sottes idées nationales; je blâmais tout … je trouvais tout absurde: les usages de ces peuples m'effrayaient autant que leurs moeurs, et maintenant je fais tout comme eux. Nous appartenons encore plus à l'habitude qu'à la nature, mon ami; celle-ci n'a fait que nous créer, l'autre nous forme; c'est une folie que de croire qu'il existe une bonté morale: toute manière de se conduire, absolument indifférente en elle-même, devient bonne ou mauvaise en raison du pays qui la juge; mais l'homme sage doit adopter, s'il veut vivre heureux, celle du climat où le sort le jette.... J'eus peut-être fait comme toi à Lisbonne.... A Butua je fais comme les nègres.... Eh que diable veux-tu que je te donne à souper, dès que tu ne veux pas te nourrir de ce dont tout le monde mange?… J'ai bien là un vieux singe, mais il sera dur; je vais ordonner qu'on te le fasse griller.—Soit, je mangerai sûrement avec moins de dégoût la culotte on le râble de ton singe, que les carnosités des sultanes de ton roi.—Ce n'en est pas, morbleu, nous ne mangeons pas la chair des femmes; elle est filandreuse et fade, et tu n'en verras jamais servir nulle part9. Ce mets succulent que tu dédaignes, est la cuisse d'un Jagas tué au combat d'hier, jeune, frais, et dont le suc doit être délicieux; je l'ai fait cuire au four, il est dans son jus … regarde.... Mais qu'à cela ne tienne, trouve bon seulement pendant que tu mangeras mon singe, que je puisse avaler quelques morceaux de ceci.—Laisse-là ton singe, dis-je à mon hôte en apercevant un plat de gâteaux et de fruits qu'on nous préparait sans doute pour le dessert. Fais ton abominable souper tout seul, et dans un coin opposé le plus loin que je pourrai de toi; laisse-moi m'alimenter de ceci, j'en aurai beaucoup plus qu'il ne faut.

      Mon cher compatriote, me dit l'Européen cannibalisé, tout en dévorant son Jagas, tu reviendras de ces chimères: je t'ai déjà vu blâmer beaucoup de choses ici, dont tu finiras par faire tes délices; il n'y a rien où l'habitude ne nous ploie; il n'y a pas d'espèce de goût qui ne puisse nous venir par l'habitude.—A en juger par tes propos, frère, les plaisirs dépravés de ton maître sont donc déjà devenus les tiens?—Dans beaucoup de choses, mon ami, jette les yeux sur ces jeunes nègres, voilà ceux qui, comme chez lui, m'apprennent à me passer de femmes, et je te réponds qu'avec eux je ne me doute pas des privations.... Si tu n'étais pas si scrupuleux, je t'en offrirais.... Comme de ceci, dit-il en montrant la dégoûtante chair dont il se repaissait.... Mais tu refus rais tout de même.—Cesse d'en douter, vieux pécheur, et convaincs-toi bien que j'aimerais mieux déserter ton infâme pays, au risque d'être mangé par ceux qui l'habitent, que d'y rester une minute aux dépens de la corruption de mes moeurs.—Ne comprends pas dans la corruption morale l'usage de manger de la chair humaine. Il est aussi simple de se nourrir d'un homme que d'un boeuf10. Dis si tu veux que la guerre, cause de la destruction de l'espèce, est un fléau; mais cette destruction faite, il est absolument égal que ce soient les entrailles de la terre ou celles de l'homme qui servent de sépulcre à des élémens désorganisés.—Soit; mais s'il est vrai que cette viande excite la gourmandise, comme le prétendent et toi, et ceux qui en mangent, le besoin de détruire peut s'ensuivre de la satisfaction de cette sensualité, et voilà dès l'instant des crimes combinés, et bientôt après des crimes commis. Les Voyageurs nous apprennent que les sauvages mangent leurs ennemis, et ils les excusent, en affirmant qu'ils ne mangent jamais que ceux-là; et qui assurera que les sauvages, qui, à la vérité ne dévorent aujourd'hui que ceux qu'ils ont pris à la guerre, n'ont pas commencé par faire la guerre pour avoir le plaisir de manger des hommes? Or, dans, ce cas, y aurait-il un goût plus condamnable et plus dangereux, puisqu'il serait devenu la première cause qui eût armé l'homme contre son semblable, et qui l'eût contraint à s'entre-détruire?—N'en crois rien, mon ami, c'est l'ambition, c'est la vengeance, la cupidité, la tyrannie; ce sont toutes ces passions qui mirent les armes à la main de l'homme, qui l'obligèrent à se détruire; reste à savoir maintenant si cette destruction est un aussi grand mal que l'on se l'imagine, et si, ressemblant aux fléaux que la nature envoie dans les mêmes principes, elle ne la sert pas tout comme eux. Mais ceci nous entraînerait bien loin: il faudrait analyser d'abord, comment toi, faible et vile créature, qui n'as la force de rien créer, peux t'imaginer de pouvoir détruire; comment, selon toi, la mort pourrait être une destruction, puisque la nature n'en admet aucune dans ses loix, et que ses actes ne sont que des métempsycoses et des reproductions perpétuelles; il faudrait en venir ensuite à démontrer comment des changemens de formes, qui ne servent qu'à faciliter ses créations, peuvent devenir des crimes contre ses loix, et comment la manière de les aider ou de les servir, peut en même-tems les outrager. Or, tu vois que de pareilles discussions prendraient trop sur le tems de ton sommeil, va te coucher, mon ami, prends un de mes nègres, si cela te convient, ou quelques femmes, si elles te plaisent mieux.—Rien ne me plaît, qu'un coin pour reposer, dis-je à mon respectable prédécesseur.—Adieu, je vais dormir en détestant tes opinions, en abhorrant tes moeurs, et rendant grâce pourtant au ciel du bonheur que j'ai eu de te rencontrer ici.

      Il faut que j'achève de te mettre au fait de ce qui regarde le maître que tu vas servir, me dit Sarmiento en venant m'éveiller le lendemain; suis-moi, nous jaserons tout en parcourant la campagne.

      «Il est impossible de te peindre, mon ami, reprit le Portugais, en quel avilissement sont les femmes dans ce pays-ci: il est de luxe d'en avoir beaucoup … d'usage de s'en servir fort peu. Le pauvre et l'opulent, tout pense ici de même sur cette matière; aussi, ce sexe remplit-il dans cette contrée les mêmes soins que nos bêtes de somme en Europe: ce sont les femmes qui ensemencent, qui labourent, qui moissonnent; arrivées à la maison, ce sont elles qui préparent à manger, qui approprient, qui servent, et pour comble de maux, toujours elles qu'on immole aux Dieux. Perpétuellement en butte à la férocité de ce peuple barbare, elles sont tour-à-tour victimes de sa mauvaise humeur; de son intempérance et de sa tyrannie; jette les yeux sur ce champ de maïs, vois ces malheureuses nues courbées dans le sillon, qu'elles entr'ouvrent, et frémissantes sous le fouet de l'époux qui les y conduit; de retour chez cet époux cruel, elles lui prépareront son dîner; le lui serviront, et recevront impitoyablement cent coups de gaules pour la plus légère négligence.»—La population doit cruellement souffrir de ces odieuses coutumes?—«Aussi est-elle presqu'anéantie; deux usages singuliers y contribuent plus que tout encore: le premier est l'opinion où est ce peuple qu'une femme est impure huit jours avant et huit jours après l'époque du mois où la nature la purge; ce qui n'en laisse pas huit dans le mois où il la croie digne de lui servir. Le second usage, également destructeur de la population, est l'abstinence rigoureuse à laquelle est condamnée une femme après couches: son mari ne la voit plus de trois ans. On peut joindre à ces motifs de dépopulation l'ignominie que jette ce peuple sur cette même femme dès qu'elle est enceinte: de ce moment elle n'ose plus paraître, on se moque d'elle, on la montre au doigt, les temples mêmes lui sont fermés11. Une population autrefois trop forte dût autoriser ces anciens usages: un peuple trop nombreux, borné de manière à ne pouvoir s'étendre ou former des colonies, doit nécessairement se détruire lui-même, mais ces pratiques meurtrières deviennent absurdes aujourd'hui dans un royaume qui s'enrichirait du surplus de ses sujets, s'il voulait communiquer avec nous. Je leur ai fait cette observation, ils ne la goûtent point; je leur ai dit que leur nation périrait avant un siècle, ils s'en moquent. Mais cette horreur pour la propagation de son espèce est empreinte dans l'âme des sujets de cet empire; elle est bien autrement


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La plus délicate, dit-on, est celle des petits garçons: un berger allemand ayant été contraint par le besoin de se repaître de cet affreux mets, continua depuis par goût, et certifia que la viande de petit garçon était la meilleure: une vieille femme, au Brésil, déclara à Pinto, Gouverneur Portugais, absolument la même chose: Saint-Jérôme assure le même fait, et dit que dans son voyage en Irlande, il trouva cette coutume de manger des enfans mâles établie par les bergers; ils en choisissaient, dit-il, les parties charnues. Voyez pour les deux faits ci-dessus le second Voyage de Cook, tome II, page 221 et suivantes.

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L'antropophagie n'est certainement pas un crime; elle peut en occasionner, sans doute, mais elle est, indifférente par elle-même. Il est impossible de découvrir quelle en a été la première cause: MM. Meunier, Paw et Cook ont beaucoup écrit sur cette matière sans réussir à la résoudre; le second paraît être celui qui l'a le mieux analysée dans ses recherches sur les Américains, tome I, et cependant, quand on en a lu et relu ce passage, on ne se trouve pas plus instruit qu'on ne l'était auparavant. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette coutume a été générale sur notre planète, et qu'elle est aussi ancienne que le monde; mais la cause: le premier motif qui fit exposer un quartier d'homme sur la table d'un autre homme, est absolument indéfinissable; en analysant, on ne trouve pourtant que quatre raisons qui aient pu légitimer cette coutume. Superstition ou religion, ce qui est presque toujours synonime; appétit désordonné, provenant de la même cause que les vapeurs hystériques des femmes; vengeance, plusieurs traits d'histoire appuient ces trois motifs; raffinement dépravé de débauche ou besoin, ce que confirment d'autres traits d'histoire; mais il est impossible de dire lequel de ces motifs fît naître la coutume: une nation toute entière ne commença sûrement pas; quelque particulier, par l'un de ces quatre motifs, rendit compte de ce qu'il avait éprouvé, il se loua de cette nourriture, et la nation suivit peu à peu cet exemple. Ce ne serait pas, ce me semble, un sujet indigne des académies, que de proposer un prix pour celui qui dévoilerait l'incontestable origine de cette coutume.

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Une chose singulière, sans doute, est que cet avilissement des femmes enceintes ait été retrouvé dans les isles fortunées de la mer du Sud par le Capitaine Cook: il y a quelques pays en Asie et en Amérique où cette coutume est la même.