Aline et Valcour, tome 2. Marquis de Sade
qu'il me trouvait trop maigre, pour être mangé, et trop âgé pour ses plaisirs.... Pour ses plaisirs, m'écriai-je.... Eh quoi! ne voilà-t-il pas assez de femmes?… C'est précisément parce qu'il en a de trop, qu'il en est rassasié, me répondit l'interprète.... O Français! ne connais-tu donc pas les effets de la satiété; elle déprave, elle corrompt les goûts, et les rapproche de la nature, en paraissant les en écarter.... Lorsque le grain germe dans la terre, lorsqu'il se fertilise et se reproduit, est-ce autrement que par corruption, et la corruption n'est-elle pas la première des loix génératrices? Quand tu seras resté quelque temps ici, quand tu auras connu les moeurs de cette nation, tu deviendras peut-être plus philosophe.—Ami, dis-je au Portugais, tout ce que je vois, et tout ce que tu m'apprends, ne me donne pas une fort grande envie d'habiter chez elle; j'aime mieux retourner en Europe, où l'on ne mange pas d'hommes, où l'on ne sacrifie pas de filles, et où on ne se sert pas de garçons.—Je vais le demander pour toi, me répondit le Portugais, mais je doute fort que tu l'obtiennes. Il parla en effet au roi, et la réponse fut négative. Cependant on ôta mes liens, et le monarque me dit que celui qui m'expliquait ses pensées, vieillissant, il me destinait à le remplacer; que j'apprendrais facilement, par son moyen, la langue de Butua; que le Portugais me mettrait au fait de mes fonctions à la cour, et qu'on ne me laissait la vie, qu'aux conditions que je les remplirais. Je m'inclinai, et nous nous retirâmes.
Sarmiento m'apprit de quelles espèces étaient ces fonctions; mais préalablement il m'expliqua différentes choses nécessaires à me donner une idée du pays où j'étais. Il me dit que le royaume de Butua était beaucoup plus grand qu'il ne paraissait; qu'il s'étendait d'une part, au midi, jusqu'à la frontière des Hottentots, voisinage qui me séduisit, par l'espérance que je conçus, de regagner un jour par-là, les possessions hollandaises, que j'avais tant d'envie d'atteindre.
Au nord, poursuivit Sarmiento, cet état-ci s'étend jusqu'au royaume de Monoe-mugi; il touche les monts Lutapa, vers l'orient, et confine à l'occident, aux Jagas; tout cela, dans une étendue aussi considérable que le Portugal. De toutes les parties de ce royaume, continua mon instituteur, il arrive chaque mois des tributs de femmes au monarque; tu seras l'inspecteur de cette espèce d'impôt; tu les examineras, mais simplement leur corps; on ne te les montrera jamais que voilées; tu recevras les mieux faites, tu réformeras les autres. Le tribut monte ordinairement à cinq mille; tu en maintiendras toujours sur ce nombre, un complet de deux mille: voilà tes fonctions. Si tu aimes les femmes, tu souffriras sans-doute, et de ne les pas voir, et d'être obligé de les céder, sans en jouir. Au reste, réfléchis à ta réponse; tu sais ce que t'a dit l'empereur: ou cela, ou la mort; il ne ferait peut-être pas la même grâce à d'autres. Mais, d'où vient, demandai-je au Portugais, choisit-il un Européen, pour la partie que tu viens de m'expliquer; un homme de sa nation s'entendrait moins mal, ce me semble, au genre de beauté qui lui convient? Point du tout; il prétend que nous nous y connaissons mieux que ses sujets; quelques réflexions que je lui communiquai sur cela, quand j'arrivai ici, le convainquirent de la délicatesse de mon goût, et de la justesse de mes idées; il imagina de me donner l'emploi dont je viens de te parler. Je m'en suis assez bien acquitté; je vieillis, il veut me remplacer; un Européen se présente à lui, il lui suppose les mêmes lumières, il le choisît, rien de plus simple.
Ma réponse se dictait d'elle-même; pour réussir à l'évasion que je méditais, je devais d'abord mériter de la confiance; on m'offrait les moyens de la gagner; devais-je balancer? Je supposais d'ailleurs Léonore sur les mers d'Afrique; j'étais parti de Maroc. Dans cette opinion; le hasard ne pouvait-il pas l'amener dans cet empire? Voilée ou non, ne la reconnaîtrai-je pas; l'amour égare-t-il; se trompe-t-il à de certains examens?… Mais au moins, dis-je au Portugais, je me flatte que ces morceaux friands, dont il me paraît que le roi se régale, ne seront pas soumis à mon inspection: je quitte l'emploi, s'il faut se mêler des garçons. Ne crains rien, me dit Sarmiento, il ne s'en rapporte qu'à ses yeux, pour le choix de ce gibier; les tributs moins nombreux, n'arrivent que dans son palais, et les choix ne sont jamais faits que par lui. Tout en causant, Sarmiento me promenait de chambre en chambre, et je vis ainsi la totalité du palais, excepté les harems secrets, composés de ce qu'il y avait de plus beau dans l'un et l'autre sexe, mais où nul mortel n'était introduit.
Toutes les femmes du Prince, continua Sarmiento, au nombre de douze mille, se divisent en quatre classes; il forme lui-même ces classes à mesure qu'il reçoit les femmes des mains de celui qui les lui choisit: les plus grandes, les plus fortes, les mieux constituées se placent dans le détachement qui garde son palais; ce qu'on appelle les cinq cens esclaves est formé de l'espèce inférieure à celle dont je viens de parler: ces femmes sont ordinairement de vingt à trente ans; a elles appartient le service intérieur du palais, les travaux des jardins, et généralement toutes les corvées. Il forme la troisième classe depuis seize ans, jusqu'à vingt ans; celles-là servent aux sacrifices; c'est parmi elles que se prennent les victimes immolées à son Dieu. La quatrième classe enfin renferme tout ce qu'il y a de plus délicat et de plus joli depuis l'enfance jusqu'à seize ans. C'est là ce qui sert plus particulièrement à ses plaisirs; ce serait là où se placeraient les blanches, s'il en avait....—En a-t-il eu, interrompis-je avec empressement?—Pas encore, répondit le Portugais; mais il en désire avec ardeur, et ne néglige rien de tout ce qui peut lui en procurer … et l'espérance, à ces paroles, sembla renaître dans mon coeur.
Malgré ces divisions, reprit le Portugais, toutes ces femmes, de quelque classe qu'elles soient, n'en satisfont pas moins la brutalité de ce despote: quand il a envie de l'une d'entr'elles, il envoie un de ses officiers donner cent coups d'étrivières à la femme désirée; cette faveur répond au mouchoir du Sultan de Bisance, elle instruit la favorite de l'honneur qui lui est réservé: dès-lors elle se rend où le Prince l'attend, et comme il en emploie souvent un grand nombre dans le même jour, un grand nombre reçoit chaque matin l'avertissement que je viens de dire.... Ici je frémis: ô Léonore! me dis-je, si tu tombais dans les mains de ce monstre, si je ne pouvais t'en garantir, serait-il possible que ces attraits que j'idolâtre fussent aussi indignement flétris.... Grand Dieu, prive-moi plutôt de la vie que d'exposer Léonore à un tel malheur; que je rentre plutôt mille fois dans le sein de la nature avant que de voir tout ce que j'aime aussi cruellement outragé! Ami repris-je aussi-tôt, tout rempli de l'affreuse idée que le Portugais venait de jeter dans mon esprit, l'exécution de ce raffinement d'horreur dont vous venez de me parler, ne me regardera pas, j'espère....—Non, non, dit Sarmiento, en éclatant de rire, non, tout cela concerne le chef du sérail, tes fonctions n'ont rien de commun avec les siennes: tu lui composes par ton choix dans les cinq mille femmes qui arrivent chaque année, les deux mille sur lesquelles il commande; cela fait, vous n'avez plus rien à démêler ensemble. Bon, répondis-je; car, s'il fallait faire répandre une seule larme à quelques unes de ces infortunées … je t'en préviens … je déserterais le même jour. Je ferai mon devoir avec exactitude, poursuivis-je; mais uniquement occupé de celle que j'idolâtre, ces créatures-ci n'auront assurément de moi ni châtiment, ni faveurs; ainsi, les privations que sa jalousie m'impose, me touche fort peu, comme tu vois.—Ami, me répondit le Portugais, vous me paraissez un galant homme, vous aimez encore comme on faisait au dixième siècle: je crois voir en vous l'un des preux de l'antiquité chevaleresque, et cette vertu me charme, quoique je sois très-loin de l'adopter.... Nous ne verrons plus Sa Majesté du jour: il est tard; vous devez avoir faim, venez vous rafraîchir chez moi, j'achèverai demain de vous instruire.
Je suivis mon guide: il me fit entrer dans une chaumière construite à-peu-près dans le goût de celle du Prince, mais infiniment moins spacieuse. Deux jeunes nègres servirent le souper sur des nattes de jonc, et nous nous plaçâmes à la manière africaine; car notre Portugais, totalement dénaturalisé, avait adopté et les moeurs et toutes les coutumes de la nation chez laquelle il était. On apporta un morceau de viande rôti, et mon saint homme ayant dît son Benedicite, (car la superstition n'abandonne jamais un Portugais) il m'offrit un filet de la chair qu'on venait de placer sur la table.—Un mouvement involontaire me saisit ici malgré moi.—Frère, dis-je avec un trouble qu'il ne m'était pas possible de déguiser, foi d'Européen, je mets que tu me sers là, ne serait-il point par hasard une portion de hanche ou de fesse d'une de ces demoiselles dont le sang inondait tantôt les autels du Dieu de ton maître?… Eh quoi! me répondit