Aline et Valcour, tome 2. Marquis de Sade

Aline et Valcour, tome 2 - Marquis de Sade


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sous la faulx de la mort enfin, élevée pour frapper ma tête, je saisis une planche, et m'y cramponnant, m'y confiant au gré des flots, je suis assez heureux, pour y trouver un abri, contre les dangers qui m'environnent. Nul de mes gens n'ayant été si fortuné que moi, je les vis tous périr sous mes yeux. Hélas! dans ma cruelle situation, menacé comme je l'étais, de tous les fléaux qui peuvent assaillir l'homme, le ciel m'est témoin que je ne lui adressai pas un seul voeu pour moi. Est-ce courage, est-ce défaut de confiance; je ne sais, mais je ne m'occupai que des malheureux qui périssaient, pour me servir; je ne pensai qu'à eux, qu'à ma chère Léonore, qu'à l'état dans lequel elle devait être, privée de son époux et des secours qu'elle en devait attendre.

      J'avais heureusement sauvé toute ma fortune; les précautions prises de l'échanger en papier du Cap à Maroc, m'avait facilité les moyens de la mettre à couvert. Mes billets fermés avec soin dans un portefeuille de cuir, toujours attaché à ma ceinture, se retrouvaient ainsi tous avec moi, et nous ne pouvions périr qu'ensemble; mais quelle faible consolation, dans l'état où j'étais.

      Voguant seul sur ma planche, en bute à la fureur des élémens, je vis un nouveau danger prêt à m'assaillir, danger affreux, sans doute, et auquel je n'avais nullement songé; je ne m'étais muni d'aucuns vivres, dans cette circonstance, où le désir de se conserver, aveugle toujours sur les vrais moyens d'y parvenir; mais il est un dieu pour les amans; je l'avais dit à Léonore, et je m'en convainquis. Les Grecs ont eu raison d'y croire; et quoique dans ce moment terrible, je ne songeai guères plus à invoquer celui-là, qu'un autre; ce fut pourtant à lui que je dus ma conservation: je dois le croire au moins, puisqu'il m'a fait sortir vainqueur de tant de périls, pour me rendre enfin à celle que j'adore.

      Insensiblement le temps se calma; un vent frais fit glisser ma planche sur une mer tranquille, avec tant d'aisance et de facilité, que je revis la côte d'Afrique, le soir même; mais je descendais considérablement, quand je pris terre; le second jour, je me trouvai entre Benguele, et le royaume des Jagas, sur les côtes de ce dernier empire, aux environs du Cap-nègre; et ma planche, tout-à-fait jetée sur le rivage, aborda sur les terres mêmes de ces peuples indomptés et cruels, dont j'ignorais entièrement les moeurs. Excédé de fatigue et de besoin, mon premier empressement, dès que je fus à terre, fut de cueillir quelques racines et quelques fruits sauvages, dont je fis un excellent repas; mon second soin fut de prendre quelques heures de sommeil.

      Après avoir accordé à la nature, ce qu'elle exigeait si impérieusement, j'observai le cours du soleil; il me sembla, d'après cet examen, qu'en dirigeant mes pas, d'abord en avant de moi, puis au midi, je devais arriver par terre au Cap, en traversant la Cafrerie et le pays des Hottentots. Je ne me trompais pas; mais quel danger m'offrait ce parti? Il était clair que je me trouvais dans un pays peuplé d'anthropophages; plus j'examinais ma position, moins j'en pouvais douter. N'était-ce pas multiplier mes dangers, que de m'enfoncer encore plus dans les terres. Les possessions portugaises et hollandaises, qui devaient border la côte, jusqu'au Cap, se retraçaient bien à mon esprit; mais cette côte hérissée de rochers, ne m'offrait aucun sentier qui parût m'en frayer la route, au lieu qu'une belle et vaste plaine se présentait devant moi, et semblait m'inviter à la suivre. Je m'en tins donc au projet que je viens de vous dire, bien décidé, quoi qu'il pût arriver, de suivre l'intérieur des terres, deux ou trois jours à l'occident, puis de rabattre tout-à-coup au midi. Je le répète, mon calcul était juste; mais que de périls, pour le vérifier!

      M'étant muni d'un fort gourdin, que je taillai en forme de massue, mes habits derrière mon dos, l'excessive chaleur m'empêchant de les porter sur moi; je me mis donc en marche. Il ne m'arriva rien cette première journée, quoique j'eusse fait près de dix lieues. Excédé de fatigue, anéanti de la chaleur, les pieds brûlés par les sables ardens, où j'enfonçais jusqu'au dessus de la cheville, et voyant le soleil prêt à quitter l'horizon, je résolus de passer la nuit sur un arbre, que j'aperçus près d'un ruisseau, dont les eaux salutaires venaient de me rafraîchir. Je grimpe sur ma forteresse, et y ayant trouvé une attitude assez commode, je m'y attachai, et je dormis plusieurs heures de suite. Les rayons brûlans qui me dardèrent le lendemain matin, malgré le feuillage qui m'environnait, m'avertirent enfin qu'il était temps de poursuivre, et je le fis, toujours avec le même projet de route. Mais la faim me pressait encore, et je ne trouvais plus rien, pour la satisfaire. O viles richesses, me dis-je alors m'apercevant que j'en étais couvert, sans pouvoir me procurer avec, le plus faible secours de la vie!… quelques légers légumes, dont je verrais cette plaine semée, ne seraient-ils pas préférables à vous? Il est donc faux que vous soyez réellement estimables, et celui qui, pour aller vous arracher du sein de la terre, abandonne le sol bien plus propice qui le nourrirait sans autant de peine, n'est qu'un extravagant bien digne de mépris. Ridicules conventions humaines, que de semblables erreurs vous admettez ainsi, sans en rougir, et sans oser les replonger dans le néant, dont jamais elles n'eussent dû sortir.

      A peine eus-je fait cinq lieues, cette seconde journée, que je vis beaucoup de monde devant moi. Ayant un extrême besoin de secours, mon premier mouvement fut d'aborder ceux que je voyais; le second, ramenant à mon esprit l'affreuse idée que j'étais dans des terres peuplées de mangeurs d'hommes, me fit grimper promptement sur un arbre, et attendre là, ce qu'il plairait au sort de m'envoyer.

      Grand dieu! comment vous peindre ce qui se passa!… Je puis dire avec raison, que je n'ai vu de ma vie, un spectacle plus effrayant.

      Les Jagas que je venais d'apercevoir, revenaient triomphans d'un combat qui s'était passé entr'eux et les sauvages du royaume de Butua, avec lesquels ils confinent. Le détachement s'arrêta sous l'arbre même sur lequel je venais de choisir ma retraite; ils étaient environ deux cents, et avaient avec eux une vingtaine de prisonniers, qu'ils conduisaient enchaînés avec des liens d'écorce d'arbres.

      Arrivé là, le chef examina ses malheureux captifs, il en fit avancer six, qu'il assomma lui-même de sa massue, se plaisant à les frapper chacun sur une partie différente, et à prouver son adresse, en les abattant d'un seul coup. Quatre de ses gens les dépecèrent, et on les distribua tous sanglans à la troupe; il n'y a point de boucherie où un boeuf soit partagé avec autant de vitesse, que ces malheureux le furent, à l'instant, par leurs vainqueurs. Ils déracinèrent un des arbres voisins de celui sur lequel j'étais, en coupèrent des branches, y mirent le feu, et firent rôtir à demi, sur des charbons ardens, les pièces de viande humaine qu'ils venaient de trancher. A peine eurent-elles vu la flamme, qu'ils les avalèrent avec une voracité qui me fit frémir. Ils entremêlèrent ce repas de plusieurs traits d'une boisson qui me parut enivrante, au moins, dois-je le croire à l'espèce de rage et de frénésie, dont ils furent agités, après ce cruel repas: ils redressèrent l'arbre qu'ils avaient arraché, le fixèrent dans le sable, y lièrent un de ces malheureux vaincus, qui leur restait, puis se mirent à danser autour, en observant à chaque mesure, d'enlever adroitement, d'un fer dont ils étaient armés, un morceau de chair du corps de ce misérable, qu'ils firent mourir, en le déchiquetant ainsi en détail.6 Ce morceau de chair s'avalait crud, aussitôt qu'il était coupé; mais avant de le porter à la bouche, il fallait se barbouiller le visage avec le sang qui en découlait. C'était une preuve de triomphe. Je dois l'avouer, l'épouvante et l'horreur me saisirent tellement ici, que peu s'en fallut que mes forces ne m'abandonnassent; mais ma conservation dépendait de mon courage, je me fis violence, je surmontai cet instant de faiblesse, et me contins.

      La journée toute entière se passa à ces exécrables cérémonies, et c'est sans doute une des plus cruelles que j'aie passée s de mes jours. Enfin nos gens partirent au coucher du soleil, et au bout d'un quart-d'heure, ne les apercevant plus, je descendis de mon arbre, pour prendre moi-même un peu de nourriture, que l'abattement dans lequel j'étais, me rendait presqu'indispensable.

      Assurément, si j'avais eu le même goût que ce peuple féroce, j'aurais encore trouvé sur l'arène, de quoi faire un excellent repas; mais une telle idée, quelque fut ma disette, fit naître en moi tant d'horreur, que je ne voulus même pas cueillir les racines, dont je me nourrissais, dans les environs de cet horrible endroit; je m'éloignai, et après un triste et léger repas, je passai la seconde nuit dans la même position que la première.

      Je commençais à me repentir vivement de la résolution


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<p>6</p>

On recule d'effroi à ce récit; il est affreux, sans doute; mais si c'est un crime que d'être vaincu, chez ces barbares, pourquoi ne leur est-il pas permis de punir alors les criminels par ce supplice, comme nous punissons les nôtres, par des supplices à-peu-près semblables. Or, si la même horreur se trouve chez deux Nations, l'une, parce qu'elle y procède avec un peu plus de cérémonie, n'a pourtant pas le droit d'invectiver l'autre; il n'y a plus que je philosophe qui admet peu de crimes et qui ne tue point, qui soit fondé à les invectiver toutes deux.