La Cité Antique. Fustel de Coulanges
ce qui est certain, c'est que les plus anciennes générations, dans la race d'où sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature physique, mais dans l'homme lui-même et qui avait pour objet d'adoration l'être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et qui gouverne notre corps.
Cette religion ne fut pas toujours également puissante, sur l'âme; elle s'affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des premiers âges de la race aryenne, elle s'enfonça si profondément dans les entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne suffit pas à la déraciner et qu'il fallut le christianisme.
Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont marché depuis.
NOTES
[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, bomoz, eschara, hestia; ce dernier finit par prévaloir dans l'usage et fut le mot dont on désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel ara ou focus.
[2] Hymnes homér., XXIX. Hymnes orph., LXXXIV. Hésiode, Opera, 732. Eschyle, Agam., 1056. Euripide, Hercul. fur., 503, 599. Thucydide, I, 136. Aristophane, Plut., 795. Caton, De re rust., 143. Cicéron, Pro Domo, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, Epod., II, 43. Ovide, A. A., I, 637. Virgile, II, 512.
[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. Felicis. Plutarque, Numa, 9.
[4] Euripide, Hercul. fur., 715. Caton, De re rust., 143. Ovide, Fast., III, 698.
[5] Macrobe, Saturn., I, 12.
[6] Ovide, Fast., III:, 148. Festus, v. Felicis. Julien, Oraison à la louange du soleil.
[7] Hymnes orph., 84. Plante, Captiv., II, 2. Tibulle, I, 9, 74. Ovide, A. A., I, 637. Pline, H. N., XVIII, 8.
[8] Virgile, En., II, 523. Horace, Épit., I, 5. Ovide, Trist., IV, 8, 22.
[9] Euripide, Alceste, 162-168.
[10] Eschyle, Agam., 1015.
[11] Caton, De re rust., 2. Euripide, Hercul. fur., 523.
[12] Ovide. Fast., VI, 315.
[13] Plutarque, Quest. rom., 64; Comm. sur Hésiode, 44. Hymnes homér., 29.
[14] Horace, Sat. II, 6, 66. Ovide, Fast., II, 631. Pétrone, 60.
[15] Porphyre, De Abstin. , II, p. 106; Plutarq., De frigido.
[16] Hymnes hom., 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, Cratyle, 18. Hesychius, hestias. Diodore, VI, 2. Aristophane, Oiseaux, 865.
[17] Pausanias, V, 14.
[18] Cicéron, De nat. Deor., II, 27. Ovide, Fast., VI, 304.
[19] Ovide, Fast., VI, 291.
[20] Hésiode, Opéra, 731. Plutarque, Comm. sur Hés., frag. 43.
[21] Tibulle, II, 2. Horace, Odes, IV, 11. Ovide, Trist., III, 13; V, 5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l'épithète de ephestioi ou hestioeuchoi.
[22] Plaute, Aulul., II, 7, 16: In foco nostro Lari. Columèle, XI, 1, 19: Larem focumque familiarem. Cicéron, Pro domo, 41; Pro Quintio, 27, 28.
[23] Servius, in Aen., III, 134.
[24] Virgile, IX, 259; V, 744.
[25] Euripide, Oreste, 1140-1142.
[26] Servius, in Aen., V, 84; VI, 152. Voy. Platon, Minos, p. 315.
CHAPITRE IV.
LA RELIGION DOMESTIQUE.
Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont été fondées plus tard dans l'humanité plus avancée. Depuis un assez grand nombre de siècles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse qu'à deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique; l'autre est qu'elle s'adresse à tous les hommes et soit accessible à tous, sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. Non seulement elle n'offrait pas à l'adoration des hommes un dieu unique; mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne ressemblaient même, pas à Brahma qui était au moins le dieu de toute une grande caste, ni à Zeus Panhellénien qui était celui de toute une nation. Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par une famille. La religion était purement domestique.
Il faut éclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela la relation très-étroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la constitution de la famille grecque et romaine.
Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était qu'il ne pouvait être rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille seule avait le droit d'y assister, et tout étranger en était sévèrement exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d'un homme qui n'était pas de la famille troublait le repos des mânes. Aussi la loi interdisait-elle à l'étranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les anciens désignaient le culte des morts est significatif; les Grecs disaient patriazein, les Latins disaient parentare. C'est que la prière et l'offrande n'étaient adressées par chacun qu'à ses pères. Le culte des morts était uniquement le culte des ancêtres. [3] Lucien, tout en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand il dit: « Le mort qui n'a pas laissé de fils ne reçoit pas d'offrandes, et il est exposé à une faim perpétuelle. » [4]
Dans l'Inde comme en Grèce, l'offrande ne pouvait être faite à un mort que par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi athénienne, défendait d'admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce voeu: « Puisse-t-il naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre clarifié. » [5]
Il suivait de là qu'en Grèce et à Rome, comme dans l'Inde, le fils avait le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l'impiété la plus grave qu'on pût commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait déchoir les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n'était pas moins qu'un véritable parricide multiplié autant de fois qu'il y avait d'ancêtres dans la famille.
Si, au contraire, les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés, alors l'ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne descendaient pas de lui, les repoussant