La Cité Antique. Fustel de Coulanges
seconde naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, filiae loco, disent les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux religions domestiques; la femme est tout entière dans la famille et la religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le droit de succession.
L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo- européenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre. Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.
On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le mariage par coemptio ou par usus. Mais la dissolution du mariage religieux était fort difficile. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée était nécessaire; car la religion seule pouvait délier ce que la religion avait uni. L'effet de la confarreatio ne pouvait être détruit que par la diffarreatio. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour la dernière fois devant le foyer commun; un prêtre et des témoins étaient présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un caractère étrange, sévère, haineux, effrayant, [10] une sorte de malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était dissous.
NOTES
[1] Étienne de Byzance, [Grec: patra].
[2] [Grec: thyein gamon], sacrum nuptiale.
[3] Pollux, III, 3, 38.
[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38.
[5] Homère, Il., XVIII, 391. Hésiode, Scutum, v. 275. Hérodote, VI, 129, 130. Plutarque, Thésée, 10; Lycurg., passim; Solon, 20; Aristide, 20; Quest. gr., 27. Démosthènes, in Stephanum, II. Isée, III, 39. Euripide, Hélène, 722-725; Phén., 345. Harpocration, v. [Grec: Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. — Même usage chez les Macédoniens. Quinte- Curce, VIII, 16.
[6] Varron, L. L., V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, Fast., II, 558. Plutarque, Quest. rom., 1 et 29; Romul., 15. Pline, H. N., XVIII, 3. Tacite, Ann., IV, 16; XI, 27. Juvénal, Sat., X., 329-336. Gaius, Inst., 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. Rapi. Macrobe, Sat., I, 15. Servius, ad. Aen., IV, 168. — Mêmes usages chez les Étrusques, Varron, De re rust., II, 4. — Mêmes usages chez les anciens Hindous, Lois de Manou, III, 27-30, 172; V, 152; VIII, 227; IX, 194. Mitakchara, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien; car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à mesure qu'elles s'affaiblissaient.
[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse, II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Étienne de Byz., [Grec: patra].
[9] Festus, v. Diffarreatio. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On lit dans une inscription: Sacerdos confarreationum et diffarreationum. Orelli, n° 2648.
[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, Quest. rom., 50.
CHAPITRE III
DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE; CÉLIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE.
Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles.
On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance pour le mort, qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments; elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la série des repas funèbres qui devaient assurer à ses mânes le repos et le bonheur.
Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dût se perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre sujet d'inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts répétaient sans cesse: « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait encore: « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de cette famille; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au séjour des malheureux. » [1]
Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S'ils ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre. [2] De même la loi romaine était attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un discours d'un orateur athénien: « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre le culte qui est dû aux morts. » [4] Chacun avait donc un intérêt puissant à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour l'accomplissement du devoir ».
Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux, précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.
En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété grave et un malheur; une impiété, parce que le célibataire mettait en péril le bonheur des mânes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas connaître « ce qui réjouit les mânes ». C'était à la fois pour lui et pour ses ancêtres une sorte de damnation.
On peut bien penser