La Cité Antique. Fustel de Coulanges

La Cité Antique - Fustel de Coulanges


Скачать книгу
voit que dans ce système la parenté par les femmes ne peut pas être admise.

      Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs. [4] La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine.

      Pour rendre cette vérité plus claire., traçons le tableau d'une famille romaine.

      L. Cornélius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ.

       |

       ——————————————————————————

       | |

       Publius Scipio Cn. Scipio

       | |

       —————————————- |

       | | |

       Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica

       | | |

       | ——————————- |

       | | | |

       Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie, P. Scip. Nasica

       | | ép. de Sempr. Gracchus |

       | | | |

       | | | |

       Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio.

      Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l'an 140 avant Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous parents entre eux? Ils le seraient d'après nos idées, modernes; ils ne l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre; en remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus et Scipion Émilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait sapindas.

      D'autre part, Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornélius Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait samanodacas. Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième l'est avec eux au huitième.

      Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe, en effet, pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions; ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius; c'est, à eux qu'il offre le repas funèbre; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le lien du culte.

      On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte, devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est vrai que c'était la religion qui fixait la parenté.

      Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome, où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains appelèrent cognatio cette sorte de parenté qui était absolument indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au temps des Douze Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été de même chez les Grecs.

      NOTES

      [1] Platon, Lois, V, p. 729.

      [2] Patris, non matris familiam sequitur. Digeste, liv. 50, tit. 16, § 196.

      [3] Lois de Manou, V, 60; Mitakchara, tr. Orianne, p. 213.

      [4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2; III, 5.

       Table des matières

      LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.

      Voici une institution des anciens dont il ne faut pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus ceux des générations présentes; il en est résulté que les lois par lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres.

      On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez elles la propriété privée; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et péniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile problème, à l'origine des sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire: Cette terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la terre n'appartenait à personne; chaque année la tribu assignait à chacun de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. Le Germain était propriétaire de la moisson; il ne l'était pas de la terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et chez, quelques peuples slaves.

      Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne trouve pas une époque où la terre ait été commune; [1] et l'on ne voit non plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte, c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'était donc pas maître du blé qu'il avait récolté; mais en même temps, par une contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.

      Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes:


Скачать книгу