La Cité Antique. Fustel de Coulanges

La Cité Antique - Fustel de Coulanges


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il était formellement défendu de vendre son lot de terre. [27] La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle, prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable. [29] Or, cette prescription ne pouvait être observée que s'il était interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Selon, postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen. [30] Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres. [31]

      De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonté de l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt; elle appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable. [32]

      Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze Tables; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été apportés peu à peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le nouveau partage serait fait par un prêtre: [33] la religion seule pouvait partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait libripens et avec la formalité sainte qu'on appelait mancipation. Quelque chose d'analogue se voit en Grèce: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours accompagnée d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriété avait besoin d'être autorisée par la religion.

      Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui. L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de l'arrêt d'exil, [35] c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit ancien des cités. [36] La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le débiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété; le débiteur est mis dans les mains de son créancier; sa terre le suit en quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre; mais il ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est au-dessus de tout et inviolable. [37]

      NOTES

      [1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (Numa, 16), de Cicéron (République, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard des terres conquises par son prédécesseur, agri quos bello Romulus ceperat. Quant au sol romain lui-même, ager Romanus, il était propriété privée depuis l'origine de la ville.

      [2] [Grec: Hestia, hestaemi] stare. Voy. Plutarque, De primo frigido, 21; Macrobe, I, 23; Ovide, Fast., VI, 299.

      [3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, Trachin., 606.

      [4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu nouveau prit pour lui l'épithète de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur da l'enceinte était le dieu domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les [Grec: theoi hercheioi] sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort, d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un passage d'Euripide (Troy., 17) et un de Virgile (En., II, 514); ces trois passages se rapportent au même fait et montrent que le [Grec: Zeus hercheios] n'est autre que le foyer domestique.

      [5] Festus, v. Ambitus. Varron, L. L., V, 22. Servius, ad Aen., II, 469.

      [6] Diodore, V, 68.

      [7] Cicéron, Pro domo, 41.

      [8] Ovide, Fast., V, 141.

      [9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le repas funèbre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, Troyennes, 381.

      [10] Cicéron, De legib., II, 22; II, 26. Gaius, Instit., II, 6. Digeste, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et étaient enterrés dans le tombeau commun. La règle qui prescrivait que chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles publiques.

      [11] Lycurgue, contre Léocrate, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, Lettres, X, 73.

      [12] Cicéron, De legib., II, 24. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 6.

      [13] Loi de Solon, citée par Gaius au Digeste, liv. X, tit. 1, 13. _Démosthènes, contre Calliclès. Plutarque, Aristide, 1.

      [14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. Fragm. terminalia, édit. Goez, p. 147. Pomponius, au Digeste, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, au Digeste, VIII, 1, 14.

      [15] Même tradition chez les Étrusques: « Quum Jupiter terram Etruriae sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. » Auctores rei agrariae, au fragment qui a pour titre: Idem Vegoiae Arrunti, édit. Goez.

      [16] Lares agri custodes, Tibulle, I, 1, 23. Religio Larum posita in fundi villaeque conspectu. Cicéron, De legib., II, 11.

      [17] Cicéron, De legib., I, 21.

      [18] Caton, De re rust., 141. Script. rei agrar., édit. Goez, p. 808. Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, Fast., II, 639. Strabon, V, 3.

      [19] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 5.

      [20] Lois de Manou, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, Législat. hindoue, p. 159.

      [21] Varron, L. L., V, 74.

      [22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, Lois, VIII, p. 842.

      [23] Ovide, Fast., II, 677.

      [24] Festus, v° Terminus.

      [25] Script. rei agrar., édit. Goez, p. 258.

      [26] Platon, Lois, VIII, p. 842.

      [27]


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