La Cité Antique. Fustel de Coulanges
Aussi le fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de celle où ils sont nés. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut hériter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en renonçant à la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille; l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été adopté, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et la possession des biens; le père alors peut retourner à sa famille de naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus hériter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont pas parents. [21]
On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.
5° Le testament n'était pas connu à l'origine.
Le droit de tester, c'est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort pour les faire passer à d'autres qu'à l'héritier naturel, était en opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament? D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à l'individu, mais à la famille; car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au vivant, non d'après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de règles supérieures que la religion avait établies.
L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien, jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne l'a permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été autorisé que postérieurement à la guerre du Péloponèse. [23] On a conservé le souvenir d'un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes. [24] Il est certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des époques anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle la religion l'avait attachée.
Platon, dans son Traité des lois, qui n'est en grande partie qu'un commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée des anciens législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort, réclame la faculté de faire un testament et qu'il s'écrie: « O dieux, n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je l'entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins à celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? » Mais le législateur répond à cet homme: « Toi qui ne peux te promettre plus d'un jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décidé de telles affaires? Tu n'es le maître ni de tes biens ni de toi-même; toi et tes biens, tout cela appartient à ta famille, c'est-à-dire à tes ancêtres et à ta postérité. » [25]
L'ancien droit de Rome est pour nous très-obscur; il l'était déjà pour Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le testament; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière; en accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et quelles conditions il pouvait y mettre. [26]
Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un temps où il n'était pas connu; car elle appelait le fils héritier sien et nécessaire. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais qui n'était plus d'accord avec la législation de leur temps, venait sans nul doute d'une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité ni refuser l'héritage. Le père n'avait donc pas la libre disposition de sa fortune. A défaut de fils et si le défunt n'avait que des collatéraux, le testament n'était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il y fallait de grandes formalités. D'abord le secret n'était pas accordé au testateur de son vivant; l'homme qui déshéritait sa famille et violait la loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait à un tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonté du testateur reçût l'approbation de l'autorité souveraine, c'est-à-dire du peuple assemblé par curies sous la présidence du pontife. [27] Ne croyons pas que ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles. Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité romaine; et il serait puéril de dire que l'on convoquait un peuple, sous la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire; il y avait, en effet, une loi générale qui réglait l'ordre de la succession d'une manière rigoureuse; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le testament. La faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à l'homme, et ne pouvait pas l'être tant que cette société restait sous l'empire de la vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l'homme vivant n'était que le représentant pour quelques années d'un être constant et immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte et la propriété; son droit sur eux cessait avec sa vie.
6° Le droit d'aînesse.
Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques traces dans le droit des époques suivantes.
Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas s'expliquer. C'est le droit d'aînesse.
La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le cadet: « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du culte domestique; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui prononçait les formules de prière; « car le droit de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L'aîné était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit: l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code: « L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir. » [28]
Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit hindou; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles institutions; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet n'avait aucune part. [29] Il en était de même dans beaucoup d'anciennes législations qu'Aristote avait étudiées; il nous apprend, en effet, que celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre frères. Une