La Cité Antique. Fustel de Coulanges

La Cité Antique - Fustel de Coulanges


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par plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait la sépulture des anciens propriétaires. [13] Pour l'Italie, cette même coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les textes de deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: « Il y avait anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la limite du champ, les autres vers le milieu. » [14]

      D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle le laboureur italien priait les mânes de veiller sur son champ, de faire bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété.

      Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham: « Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce pays », et à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa propriété sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi celle qui constitua chez eux la propriété.

      Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture; la vie en commun a donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a été, en quelque sorte, imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui- même meilleur.

      Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété, ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait être entouré, comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le séparât nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un mur de pierre; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet espace était sacré: la loi romaine le déclarait imprescriptible; [17] il appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année, le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne; il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des sacrifices. [18] Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison; il avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les prières, était la limite inviolable du domaine.

      Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des termes. On peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. « Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient: ils commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils offraient un sacrifice; la victime immolée, ils en faisaient couler le sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumés (allumés probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'était consumé dans la fosse, sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de bois. » [19] On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu distinct.

      L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie. [20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes sacrées qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22]

      Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende: Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille tradition montre combien la propriété était sacrée; car le Terme immobile ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable.

      Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le voisin n'osait pas en approcher de trop près; « car alors, comme dit Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait: Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » [23] Pour empiéter sur le champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne: or, cette borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère; la vieille loi romaine disait: « Que l'homme et les boeufs qui auront touché le Terme, soient dévoués »; [24] cela signifiait que l'homme et les boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de la religion, s'exprimait ainsi: « Celui qui aura touché ou déplacé la borne, sera condamné par les dieux; sa maison disparaîtra, sa race s'éteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons; les membres du coupable se couvriront d'ulcères et tomberont de consomption .» [25]

      Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet; il ne nous en est resté que trois mots qui signifient: « Ne dépasse pas la borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il dit: « Notre première loi doit être celle-ci: Que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile…. Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa place. » [26]

      De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle.

      On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traité des lois, ne prétendait pas avancer une nouveauté quand il


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