La Cité Antique. Fustel de Coulanges

La Cité Antique - Fustel de Coulanges


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Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les jeunes gens à se marier. [5] Le traité des lois de Cicéron, traité qui reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat. [6] A Sparte, la législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les moeurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit. [8] Cela était conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard; on l'avait introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte; il ne devait pas quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui.

      Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et les Latins spurius, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas à lui seul la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils né d'une femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte. [9] Il n'avait pas le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit à l'héritage.

      Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage: Ducere uxorem liberûm quaerendorum causa, disaient les Romains; paidonep' aroto gnaesion, disaient les Grecs. [10]

      Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens; il est même possible qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que « la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans ». [11] Que le devoir fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs femmes parce qu'elles étaient stériles. [12] Pour ce qui est de Rome, on connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu- Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants. » [13]

      La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre; toute affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari, et continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous; nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte. [14] Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant tous les autres!

      A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt. [15]

      La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se continuait, comme le culte, que par les mâles: fait capital, dont on verra plus loin les conséquences.

      C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire; c'était lui que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas moins précieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le sauveur du foyer paternel. [16]

      L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La naissance ne formait que le lien physique; la déclaration du père constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde.

      Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le douzième. [17] Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré. [18] Cette cérémonie avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A partir de ce moment l'enfant était admis dans cette sorte de société sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières; il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un ancêtre honoré.

      NOTES

      [1] Bhagavad-Gita, I, 40.

      [2] Isée, VII, 30-32.

      [3] Cicéron, De legib., II, 19.

      [4] Isée, VII, 30.

      [5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.

      [6] Cicéron, De legib., III, 2.

      [7] Plutarque, Lycurg.; Apophth. des Lacédémoniens.

      [8] Pollux, III, 48.

      [9] Isée, VII. Démosthènes, in Macart.

      [10] Ménandre, fr. 185, éd. Didot. Alciphron, I, 16. Eschyle, Agam.,1166, éd. Hermann.

      [11] Lois de Manou, IX, 81.

      [12] Hérodote, V, 39; VI, 61.

      [13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.

      [14] Xénophon, Gouv. des Lacéd. Plutarque, Solon, 20. Lois de Manou, IX, 121.

      [15] Lois de Manou, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, Deutéronome, 25.

      [16] Eschyle, Choéph., 264 (262).

      [17] Aristophane, Oiseaux, 922. Démosthènes, in Boeot., p. 1016. Macrobe, Sat., I, 17. Lois de Manou, II, 30.

      [18] Platon, Thééthète. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec: Amphidomia].

       Table des matières


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