La Cité Antique. Fustel de Coulanges

La Cité Antique - Fustel de Coulanges


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L'ancêtre recevait de ses descendants la série des repas funèbres, c'est-à-dire les seules jouissances qu'il pût avoir dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancêtre l'aide et la force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s'établissait entre toutes les générations d'une même famille et en faisait un corps éternellement inséparable.

      Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l'un après l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs pères, et chaque fois leur adressassent une invocation ». [6] Ainsi l'ancêtre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours présent, il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui immortel, lui heureux, lui divin, il s'intéressait à ce qu'il avait laissé de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon l'expression antique, ne s'était pas encore acquitté de l'existence, celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis; c'étaient ses pères. Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse; dans le chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, après une faute son pardon.

      Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd'hui à comprendre que l'homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l'homme un dieu nous semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eût été à eux d'imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idée de la création; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît, comme principe d'une religion à l'origine de presque toutes les sociétés humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau- Monde. [7]

      Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait aussi pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il représentait les ancêtres; [8] il était la providence d'une famille, et n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait l'étranger.

      Toute cette religion était renfermée dans l'enceinte de chaque maison. Le culte n'en était pas public. Toutes les cérémonies, au contraire, en étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule, elles étaient cachées à l'étranger. [9] Le foyer n'était jamais placé ni hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l'aurait trop bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte [10] qui le protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, Mânes, on les appelait les dieux cachés ou les dieux de l'intérieur. [11] Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une cérémonie fût aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée, funestée par ce seul regard.

      Pour cette religion domestique, il n'y avait ni règles uniformes, ni rituel commun. Chaque famille avait l'indépendance la plus complète. Nulle puissance extérieure n'avait le droit de régler son culte ou sa croyance. Il n'y avait pas d'autre prêtre que le père; comme prêtre, il ne connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athènes pouvait bien s'assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre modification. Suo quisque ritu sacrificia faciat, telle était la règle absolue. [13] Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres, ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes. [14] Le père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'à son fils. Les rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu'il était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans l'Inde: « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que je tiens de ma famille et que mon père m'a transmis. » [15]

      Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison, chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et n'était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans l'esprit humain; son berceau a été la famille; chaque famille s'est fait ses dieux.

      Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funèbre, de prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la famille. Ces dieux étaient sa famille même, [Grec: theoi engeneis]; c'était son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinisé lui-même, il devait être compté à son tour parmi ces dieux de la famille.

      Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l'idée que les hommes se faisaient de la génération [17]. La croyance des âges primitifs, telle qu'on la trouve dans les Védas et qu'on en voit des vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait le principe mystérieux de l'être et transmettait l'étincelle de vie. Il est résulté de cette vieille opinion qu'il fut de règle que le culte domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n'y participât que par l'intermédiaire de son père ou de son mari, et enfin qu'après la mort la femme n'eût pas la même part que l'homme au culte et aux cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d'autres conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la famille; nous les verrons plus loin.

      NOTES

      [1] Cicéron, De legib., II, 26. Varron, L. L., VI, 13: Ferunt epulas ad sepulcrum quibus jus ibi parentare. Gaius, II, 5, 6: Si modo mortui funits ad nos pertineat. Plutarque, Solon.

      [2] Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum. Cicéron, De legib., II, 26. Plutarque, Solon, 21. Démosthènes, in Timocr. Isée, I.

      [3] Du moins à l'origine; car ensuite les cités ont eu leurs héros topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.

      [4] Lucien, De luctu.

      [5] Lois de Manou, III, 138; III, 274.

      [6] Euripide, Hélène, 1163-1168.

      [7] Chez les Étrusques et les Romains il était d'usage que chaque famille religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l'atrium. Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?

      [8] [Grec: Hestia patroa], focus patrius. De même dans les Védas Agui est encore invoque quelquefois comme dieu domestique.

      [9] Isée, VIII, 17, 18.

      [10] Cette enceinte était appelée herchos.

      [11] [Grec: Theoi mychioi], dii Pénates.

      [12] Cicéron, De arusp. resp., 17.

      [13] Varron, De ling. lat., VII, 88.

      [14] Hésiode, Opera, 753. Macrobe, Sat., I, 10. Cic., De legib., II, 11.

      [15] Rig-Véda, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou


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