Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset. Paul Mariéton
à fait éloignés, par le nouveau maître de céans.
Caliban et Diogène, dès leur entrée, se donnèrent le plaisir de montrer jusqu'où allaient leurs immunités et privilèges. Le premier eut soin de tutoyer son amie et s'assit, comme elle, à la turque; le second se coucha de son long sur le canapé. Olympe, sentant que la mauvaise tenue de ses commensaux lui pouvait nuire, s'était aussitôt relevée de son coussin et assise dans un fauteuil.
Falconey44 ne fit point semblant de remarquer les postures malséantes des deux rustres, et déploya ses manières de gentilhomme en affectant une courtoisie respectueuse, dont Olympe le remercia du regard. Diogène s'en aperçut, et pour se venger, il lança quelques plaisanteries blessantes contre les gens du faubourg Saint-Germain, sur leurs airs d'autrefois, leurs idées surannées et leur politique rétrospective. Edouard, nourri dans ce monde-là, l'aimait et le respectait. Il ne se croyait point obligé de renier ses amis pour avoir acquis des talents et de la réputation.
Note 44: (retour) Edouard de Falconey, compositeur de musique: Alfred de Musset. Voici les autres pseudonymes de Lui et Elle: Olympe de B..., compositeur de musique: George Sand; Jean Cazeau: Jules Sandeau; Pierre: Paul de Musset; Hercule, troisième familier d'Olympe: Laurens; l'éditeur: Buloz; le docteur Palmeriello: le docteur Pagello; Ilans Flocken: Franz Liszt; Edmond Verdier: Alfred Tallet.—C'est à tort que plusieurs (notamment Ad. Racot, article cité, le Livre, n° du 10 août 1885) ont désigné, sous le personnage de Caliban, Henri de Latouche: celui-ci n'était déjà plus des familiers, de G. Sand quand intervint Musset.
—Ce monde que vous attaquez, dit-il à Diogène, forme une classe considérable de la société de Paris, et ce n'est pas la moins aimable. Je tiens à honneur d'y être admis et je vous demande grâce pour elle. Si vous ne la trouvez pas conséquente avec le siècle où elle vit, elle l'est avec ses principes et ses traditions.
Elle en a conservé ce qu'on remarque en elle de beau, de brave et d'honorable. Quand on la regarde de près, on peut s'étonner de voir tout ce qu'un bon naturel, une probité sévère, un honneur sans tache peuvent encore faire d'un galant homme dans le siècle où nous vivons. Je rencontre souvent dans cette compagnie des gens que j'ai reconnus pour avoir un coeur ferme, une âme noble et généreuse, et je ne saurais dire ce qui leur manque lorsqu'ils ont, en outre, l'esprit cultivé, beaucoup de politesse...
—Et une tenue décente, ajouta Olympe.
—Est-ce pour moi que vous dites cela? demanda Diogène.
—Pour vous-même, et à vous-même.
—Fort bien; je comprends: vous ne me trouvez pas assez bien élevé pour votre salon. Vous voulez faire maison neuve et balayer les anciens amis. Contentez votre envie. Si vous désirez me revoir, vous savez où je demeure: écrivez-moi.
—Je n'en suis pas en peine, répondit Olympe: vous reviendrez bien sans qu'on vous rappelle45.
Note 45: (retour) Paul de Musset, Lui et Elle, ch. V, p. 51. Petit in-12, Paris, Lemerre.
Gustave Planche était une vieille connaissance de Musset. En dehors de toutes questions littéraires, leur antipathie réciproque datait des suites d'un bal de 1829 ou 1830 chez Achille Devéria. Ce bal était resté fameux. Musset y portait un ravissant costume de page Charles VI, sous lequel l'avait portraituré le peintre lui-même. Son ami Paul Foucher était en archer de la même époque,—accoutrement sous lequel Alfred l'avait croqué dans maintes caricatures46. On vantait déjà les succès d'élégance et de charme du poète de Don Paez et de Mardoche. Gustave Planche n'était point sans envie, sous l'apparente équité de son âme. Sa naissance modeste ne lui donnait pas droit encore aux mêmes fréquentations que la plupart des Romantiques, dans un monde dont plus tard son talent lui eût permis l'accès. Il était de cette éternelle caste des plébéiens parvenus dans les lettres: leurs débuts pénibles étalent un orgueil dévoré de rancunes.
Note 46: (retour) Une autre fois, chez Mme Panckoucke, Paul Foucher, toujours dans son costume d'archer, ayant beaucoup valsé avec Mme Mélanie Waldor, un bas-bleu assez ridicule, le poète s'était permis de célébrer cette danse inoubliable dans une petite pièce dont l'impertinence fit scandale: A une Muse ou Une Valseuse dans le cénacle romantique, six strophes signées «Vidocq». Le comédien Régnier en avait reçu l'autographe de Musset lui-même. Voir la Gazette anecdotique des 15 septembre et 15 octobre 1881. Les premiers vers en donneront une idée:
Quand Mme W... à P... F... s'accroche,
Montrant le tartre de ses dents,
Et dans la valse on feu comme l'huître à la roche
S'incruste à ses muscles ardents...
—Mélanie Waldor (1796-1871) poète médiocre, alors maîtresse d'Alexandre Dumas, serait l'inspiratrice d'Antony. (Cf. Ch. GLINEL, le Livre du 10 oct. 1886.)
Au bal d'Achille Devéria avaient paru deux jeunes filles, Mlles Champollion et Hermine Dubois, délicieuses toutes deux et qu'Alfred de Musset semblait préférer l'une et l'autre. Il les revit plusieurs hivers dans le même salon. Planche, qui y était admis maintenant, y rencontrait Alfred de Musset. Mais il ne dansait pas. «Il s'avisa de dire un soir que, du coin où il se tenait assis, il avait vu le valseur infatigable déposer un baiser furtif sur l'épaule d'une de ses valseuses. On en chuchota aussitôt. La jeune fille reçut l'ordre de refuser les invitations de son danseur habituel. Aux regards mélancoliques de la victime, Alfred comprit qu'elle obéissait à l'autorité supérieure, et, comme il n'avait rien à se reprocher, il demanda des explications avec tant d'insistance qu'on ne put les lui refuser. On remonta jusqu'à la source du méchant propos. Planche essaya de nier; mais, au pied du mur, il fut obligé d'avouer qu'il l'avait tenu. L'indignation du père se tourna contre lui. A la sortie du bal, ce père irrité guetta le calomniateur et lui donna de sa canne sur le dos47.»
Note 47: (retour) PAUL DE MUSSET, Biographie d'Alfred de Musset, p. 80. Petit in-12, Paris, Lemerre.
L'aventure fit quelque bruit dans le Cénacle. La mésaventure de Planche excita les quolibets. Mme Lardin de Musset, m'évoquant les souvenirs de son enfance,—elle était de beaucoup plus jeune que ses frères,—me rapporte une plaisanterie qui fit le tour de Paris: «Quand le feu de Planche s'éteint, disait-on, il ne demande plus: «Donnez-moi du bois», mais: «Donnez-moi des bûches.» Ajoutons que c'est à Mlle Hermine Dubois qu'Alfred de Musset adressa ses parfaites strophes: A Pépa, un des plus purs joyaux de son oeuvre.
L'inimitié de Planche pour Musset devait s'accroître avec la renommée du poète. Il jugea ses livres selon la bienveillance qu'on peut penser. L'amitié de George Sand pour ce nouveau venu de la gloire porta le dernier coup à son âme jalouse. Un refroidissement entre elle et Planche est sensible dès le milieu de juillet 1833. L'exécution du pauvre Diogène, que Paul de Musset nous a contée, avait immédiatement précédé l'installation du poète au quai Malaquais. Sans se brouiller pour cela avec Planche, George Sand le maintint dans des rapports plus réservés. Il ne devait lire Lélia qu'un mois après Musset, huit jours après l'apparition du volume, ainsi qu'en témoigne l'envoi autographe de l'auteur: «A Gustave Planche, son véritable ami, GEORGE SAND, 15 août 183348.»