Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset. Paul Mariéton
pour critiquer le livre, en juin ou octobre 1832, la seconde pour écrire les vers qu'on a lus plus haut. L'autographe d'Alfred de Musset est bien daté du 24 juin 1833.
La supposition de Paul de Musset (Lui et Elle) paraît bien gratuite. Jamais Alfred n'a fait allusion à de la jalousie littéraire chez George Sand.
Une sorte de modestie passive, faite d'indifférence autant que de bonté, lui épargna, il faut le reconnaître, les mesquineries coutumières des bas-bleus. Pour une fois je ne me sens pas d'accord avec Paul de Musset. Son livre sue la vérité. Il avait été le confident unique de son frère; il le resta toute sa vie. Mais il donne trop d'importance à la part de la littérature dans les premières relations du poète avec George Sand.
A ce moment-là, fin de juillet 1833, ils étaient tout à leur intimité naissante. Après Sainte-Beuve, que George Sand avait consulté à mesure qu'elle édifiait son roman, Musset, le premier, put lire Lélia terminée. Il en avait sans doute les épreuves. C'était vers le 18 juillet37. Il lui écrit qu'il aura lu son livre tout entier le soir même, et, si elle a toujours envie de grimper sur les tours de Notre-Dame, il lui propose de l'y accompagner. Il n'est encore question entre eux que d'«amitié sincère». Cette promenade assurément n'eut pas lieu. Le lendemain, Musset avait lu Lélia, et voici comme il exprimait son admiration à l'auteur,—un auteur qui était une femme dont il se sentait amoureux:
...J'étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c'était. Cela ne pouvait pas être médiocre, mais...—Enfin, ça pouvait être bien des choses avant d'être ce que cela est.—Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contre-parties des mémoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez, dis-je, que pour moi, un livre c'est un homme ou rien.—Je me soucie autant que de la fumée d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames qu'à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez imaginer et combiner. Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et de Lara.
Note 37: (retour) Lélia, imprimée dans la deuxième quinzaine de juillet, est inscrite au Journal de la Librairie du 10 août 1833; la deuxième édition, au numéro du 17 août.
Vous voilà George Sand; autrement vous eussiez été Madame une telle faisant des livres.
Voilà un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public les fera. Quant à la joie qu'il m'a procurée, en voici la raison.
Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule: «Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?» ne sortira de mes lèvres avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre à personne (eu admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paître, si je m'avisais de vous le demander), mais je puis être,—si vous m'en jugez digne,—non pas même votre ami,—c'est encore trop moral pour moi,—mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles,—capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs38 et d'attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n'avez rien à faire ou envie de faire une bêtise (comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d'aller ce jour-là chez Madame une telle faisant des livres, j'aurai affaire à mon cher Monsieur George Sand qui est désormais pour moi un homme de génie.—Pardonnez-moi de vous le dire en face: je n'ai aucune raison pour mentir.
Note 38: (retour) Note de G. Sand.—Il s'était habillé en pierrot et avait mystifié une personne qui n'était pas, comme on l'a raconté et imprimé, M. de La Rochefoucauld.
Déjà Musset est un habitué de la mansarde de Lélia. Il dessine à ravir, sinon toujours correctement du moins avec esprit, et de mordantes légendes accompagnent les charges qu'il fait des amis de George Sand. On s'amuse de ces caricatures,—qu'on se disputera bientôt, que les collectionneurs s'arracheront plus tard39.
Note 39: (retour) On a conservé plusieurs albums de dessins, portraits et caricatures d'Alfred de Musset. Tous sont encore inédits. M. de Lovenjoul a acquis, de la succession de Devéria, la série drolatique des charges de Paul Foucher, le frère de Mme Victor Hugo, dont Musset avait été le camarade au collège Louis-le-Grand (18 caricatures, de 1830 à 1832), et, des héritiers de George Sand, l'album de 1833. J'en ai la photographie sous les yeux. C'est un document précieux pour l'iconographie littéraire. La plupart de ces dessins sont charmants, excellents parfois, de style élégant et pur. (Il est sensible que Musset a été impressionné par Goya, dont il a copié une eau-forte.) Huit portraits de George Sand, assise, étendue, fumant, rêvant, écoutant surtout; les portraits de son amie Rosanne Bourgoin (celui-ci délicieux), de sa fille Solange, de Ch. Rollinat, d'Adolphe Guéroult, de Ch. Didier, d'Alexandre Dumas, de Mérimée, de Sainte-Beuve, avec des scènes de charades en costumes et dans la manière du siècle dernier. Nous y reviendrons. Mme Lardin de Musset possède l'album du voyage en Italie, plein de caricatures amusantes du poète et de son amie, et de leurs compagnons d'occasion, avec un autre album plein de souvenirs de la vallée de l'Eure et de portraits de sa famille. Plusieurs sont de vraies oeuvres d'art.
Mme Jaubert, la «marraine» de Musset, avait conservé un précieux recueil de dessins de son «filleul». Toute sa société y figurait. On sait qu'autour de 1840, Mme Jaubert eut le salon le plus remarquable de Paris. Elle en a publié d'intéressants Souvenirs (Hetzel, 1880). Cet album a été perdu.
Un dernier album, celui d'un cher ami du poète, Alfred Tattet, appartient à son gendre M. Tilliard.
Il en envoie un échantillon à son amie, une ébauche de «ses beaux yeux noirs qu'il a outragés hier» eu les croquant,—non sans ajouter, en anglais, «qu'il est triste aujourd'hui».
Le lendemain 28 juillet, qui est un dimanche un camarade l'a éveillé pour lui montrer une violente critique des Débats sur le Spectacle dans un fauteuil et les Contes d'Espagne et d'Italie40. Mais le poète ne s'en soucie guère; il écrit à son amie qu'il «a essuyé son rasoir dessus». Le voilà sérieusement amoureux; l'aveu de son tourment ne doit plus tarder. On va lire la lettre charmante et trop sincère pour être littéraire (sans doute du 29 juillet), où le poète se déclare timidement, loyalement, d'une passion qui remplira sa vie.
Note 40: (retour) Article signé: J.S., Journal des Débats du 28 juillet 1833.
Mon cher George,
J'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l'écris sottement, au lieu de vous l'avoir dit au retour de cette promenade, j'en serai désolé ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens: je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour où j'ai été chez vous. J'ai cru que je m'en guérirais, en vous voyant tout simplement à titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pouvaient m'en guérir. J'ai tâché de me le persuader tant que j'ai pu; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux