Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset. Paul Mariéton
instinct maternel déborde sur ses passions de femme, les transformant. Maternelle un peu à la façon de Mme de Warens, elle l'est avec moins de mollesse, avec tout son génie actif, abondant, fier et triste. Elle a laissé ruisseler une imagination ardente et pratique à la fois, dans toute son oeuvre,—cet immense miroir de la nature et de l'amour où son instinctive indulgence se prodigue jusqu'à sembler indifférente à tout. Bonne pour tous, en effet, ce qui l'aura faite si cruelle pour quelques-uns. Éprise d'amitié jusqu'à y sacrifier sa dignité même; amante pour être plus amie, a-t-on dit; incapable de chagriner longtemps personne, et s'abandonnant toute pour l'éviter; mais terriblement femme aussi, et conduite par une inexorable fantaisie.
Sa libre éducation avait mis en elle les germes d'une erreur qui fait de son oeuvre un long sophisme. Une excessive pitié de la femme lui donna de bonne heure l'obsession de l'égalité des sexes. Cette pitié dédaigneuse n'allait pas sans une intime colère contre les immunités de l'homme. Elle méprise la femme, qu'elle n'a guère connue et peinte que d'après elle-même, pour ne pas comprendre que l'homme puisse attacher tant d'importance à cet être incohérent et faible. Elle n'est pas sans un vif instinct de coquetterie,—qu'elle réprime le plus souvent, par bonté d'âme,—ni sans certaine expérience de ses charmes. Aussi réclame-t-elle pour son sexe tous les privilèges masculins, d'où ses revendications de l'amour libre et sa condamnation du mariage.—Naturellement plus douée de curiosité que de tempérament, elle aventura son âme romanesque dans les plus paradoxales contrées du sentiment. Sa recherche obstinée de l'amitié là où elle ne pouvait trouver que l'amour fut une autre erreur capitale de sa vie. La confusion perpétuelle qu'elle en fit, et dont témoignent ses lettres comme ses romans, explique les infortunes de sa jeunesse, ses faiblesses, ses utopies. Elle pensa s'en consoler plus tard, en cherchant à contenter son optimisme par un vague idéal humanitaire. La Nature seule put la rasséréner, qui lui dicta ses vrais chefs-d'oeuvre.
Ainsi l'indépendance règne au fond de son âme, si obstinée, si rangée pourtant. Son grand sens pratique modère l'ivresse d'artiste qui lui fait aimer son labeur. Elle embourgeoise tout au nom de l'idéal,—car l'idéalisme rejoint le naturalisme dans une exclusive poursuite de la vérité...
Sa nature, en somme, la fait peu aristocrate. Les révoltés ne le sont jamais. Son travail méthodique, sa régularité patiente, impassible —bovine—à, faire de la copie, parmi les plus graves agitations de son âme, prouvent chez elle une fantaisie pratique, toute d'insoumission raisonnée. Quand une passion a cessé de la faire vibrer, elle s'en détache. Elle ne se reprit à Musset qu'au contact exaltant de sa grande douleur... Elle redevenait orgueilleuse à sentir qu'il la lui devait!
Les prétentions aristocratiques de Musset devaient altérer de bonne heure leur entente amoureuse. Orgueilleux de son «monde», sinon de sa naissance, le poète dédaignait la vie et l'atmosphère bourgeoises, comme tous les artistes de race, ne se plaisant comme eux qu'avec la société riche et élégante, l'élite féminine, ou le vrai peuple. Le goût que manifesta de bonne heure George Sand pour les démocrates, pour l'esprit ouvrier, devait irriter son ami dans ses fibres secrètes. A cette considération dont on n'a guère tenu compte, il faut ajouter le déséquilibre physiologique du poète. Ses crises nerveuses, jamais bien expliquées, faisaient craindre pour lui la folie. On a même parlé d'attaques d'épilepsie. Mais Mme Lardin de Musset, qui, jusqu'à son mariage (1846), n'a pas quitté son frère, m'a démenti formellement qu'il ait été sujet à rien de semblable. Quand éclata la crise, l'un et l'autre se sentaient-ils humiliés? George Sand avait d'abord pris Musset pour un enfant: ceci ne se pardonne guère, aux heures clairvoyantes. Mais Musset était un bon enfant: il passa bien vite à sa maîtresse cette manie de protection. L'abus qu'elle faisait de la déclamation sermonneuse l'agaça davantage, et surtout son obstination à poétiser ses faiblesses...
La mère du poète, qui d'abord s'était opposée au voyage en Italie, avait fini par «consentir à confier» son fils à George Sand, comme à une femme de grand renom, plus âgée que lui de six ans et relativement grave, malgré des erreurs trop connues.
Elle préférait pour lui ce voyage avec une amie... intellectuelle, au séjour de Paris, nuisible à sa santé. Or, Musset entendait trouver dans son amie mieux que l'amour d'une seconde mère. On sait que tous les amants de Lélia s'entendirent appeler ses enfants...
Si Musset se sentait de l'orgueil, elle en avait, elle en laissait voir plus que lui. Et, sa dignité toujours en avant, elle ne savait abdiquer le souci constant d'un labeur qui assurait l'indépendance de sa vie.
Quoique gendelettres tous deux, mais plus poètes qu'artistes, ils n'en restaient pas moins jeunes et sincères. Leurs lettres n'ont pas été écrites pour la postérité; elles n'en sont que plus curieuses pour elle. Les courts fragments cités par Mme Arvède Barine dans sa pénétrante monographie de Musset6, avaient fait pressentir les perles que recelait ce terreau... mélangé. Pour la première fois, on va pouvoir juger de cette correspondance. Elle nous guidera dans l'exposé du plus fameux des romans d'amour. Mais reprenons-le à ses origines pour en mieux préciser l'évolution.
Note 6: (retour) Les grands écrivains français: Alfred de Musset, in-18, Hachette, 1894.
II
La liaison de George Sand avec Jules Sandeau vient de finir,—comme finiront tous les amours de Lélia. Elle n'est que désenchantée, quand Lui emporte une secrète blessure. Rarement il la dévoilera, au cours de sa longue carrière. C'est un silencieux. Mais s'il n'en veut pas donner confidence au public, chaque fois qu'il lui arrivera d'y faire allusion, ce sera d'un mot dont la cruauté brève suspend tout jugement sur l'être d'exception qu'a été George Sand.—«Le coeur de cette femme est comme un cimetière, a-t-il dit, on n'y rencontre que les croix de ceux qu'elle a aimés.»
Leur liaison a duré trois ans. Quant à elle, elle est rassasiée de l'amour. Ses amis, que la présence de Sandeau n'avait pas rebutés, se rapprochent. Ils ont tout crédit chez elle et plus d'autorité que jamais sur sa vie. Avec le fidèle Boucoiran, le précepteur intermittent de son fils, un être bon et faible qui est et restera toujours «son enfant», son meilleur ami est Gustave Planche.
Du jour où elle fut sans amant, il est à supposer qu'il espéra son tour. Il connaissait George Sand depuis ses débuts à Paris. De quatre ans plus jeune qu'elle, il prenait bientôt cependant, sur son ardent esprit, par un goût d'austère puriste et des connaissances qu'elle déclarait infinies, un de ces ascendants qu'elle rechercha toujours et dont si merveilleusement elle tira profit pour son oeuvre. Nous reviendrons plus loin sur leurs relations. Mais ce premier signalement de Gustave Planche dans les avatars de George Sand nous prépare à l'entrée en scène de Sainte-Beuve, chez qui le conseiller littéraire va se doubler d'un conseiller intime, d'un confident d'amour.
Il n'en a pas fait mystère: c'est à lui que nous devons de connaître quelques-unes des lettres qu'elle lui écrivit durant la période troublée où elle cherchait sa voie. Dans un des curieux appendices de ses Portraits Contemporains,—sortes de codicilles du testament littéraire que constituent ses derniers livres7, Sainte-Beuve a esquissé avec plus de charme que de discrétion,—George Sand vivait encore,—l'état d'âme de ce beau génie féminin pendant ces six mois critiques et décisifs. Et il a donné à l'appui les pages intimes «les plus vraies, les plus naïves et les plus modestes où elle s'ouvrait à lui de son coeur et de son talent».
Note 7: (retour) Portraits contemporains, 1868 (cinq volumes où sont réimprimés les plus anciens articles de Sainte-Beuve), t. I, p. 506-523. Paris, Calmann Lévy.