Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset. Paul Mariéton
pas davantage au public que ses grands hommes avaient été aussi des hommes.
L'ombre de Lélia vit se lever pour elle une armée de paladins. Pendant quelques jours, la mémoire de son poète resta sans défenseurs. M. Émile Aucante, ancien secrétaire de George Sand (et légataire de ses lettres à Alfred de Musset), protesta dans les journaux contre la «légende de son infidélité». Il déclara formellement que la Correspondance donnerait la «preuve écrite de la main de Musset que George Sand ne l'avait pas trahi.»—Ces lettres pouvaient-elles apporter une telle preuve? Nous en connaissions déjà quelques fragments par une fine monographie de Musset, qu'avait publiée Mme Arvède Barine, tel cet étonnant passage d'Elle à Lui: «O cette nuit d'enthousiasme, où, malgré nous, tu joignis nos mains, en nous disant: «Vous vous aimez et vous m'aimez, pourtant. Vous m'avez sauvé âme et corps.»
Or M. Émile Aucante ne possédait que les lettres de George Sand, et Mme Lardin de Musset s'opposait énergiquement à la publication de celles de son frère.... D'ailleurs, qu'eussent prouvé, contre l'infidélité de son amie, les pages suppliantes, craintives, qu'arrachait à Musset, dans sa débilité devant l'amour, la subtile psychologie d'une maîtresse qui, sans perversité peut-être, mais toujours incapable de s'avouer une faiblesse, était parvenue à suggérer à sa victime des paroles de reconnaissance?... Car voilà le cas intéressant de cette banale aventure.
C'était un mal vulgaire et bien connu des hommes....
Et moi-même, racontant pour la première fois la «Véridique histoire des Amants de Venise», j'avais cru devoir tenir moins compte des fragments singuliers de ces lettres du malheureux poète, que de l'honnête mémorial de Pagello et des aveux intimes de George Sand.
La restitution de cette histoire, désormais précise quant aux faits, restait donc énigmatique quant aux psychologies tourmentées qui les avaient conduits. Les révélations continuèrent. La Revue de Paris publia les lettres de George Sand à Musset. On en mena grand bruit. Il n'est pas douteux qu'un retour de l'opinion ne se produisit alors en faveur de Lélia. La même revue donna ensuite ses lettres à Sainte-Beuve. Elles précisaient des expériences antérieures à la liaison avec Musset, qui permettaient la défiance. Cette fois l'opinion fut défavorable à George Sand.
Maintenant, qu'apporte ce livre? Une histoire, serrée d'aussi près que possible, de cette attachante aventure d'amour, un exposé synthétique de la vie des deux grands écrivains depuis leur rencontre jusqu'à leur séparation. Les lettres de Musset, jusqu'ici complètement inédites, m'ont été libéralement prêtées par la soeur du poète, Mme Lardin de Musset, qui garde le culte pieux de sa mémoire. Quelle reçoive ici l'hommage de ma respectueuse gratitude. Elle est convaincue que son frère Paul, autant dans sa Biographie d'Alfred de Musset que dans son roman, Lui et Elle, n'a pas une seule fois trahi la vérité. Nous la rechercherons aussi, aidé de tous les documents nouveaux que nous allons produire.
Y avait-il nécessité ou intérêt à exhumer dans ses détails un épisode intime vieux de soixante ans?—J'estime que sans encourir un reproche quelconque d'indiscrétion ou d'indélicatesse on a droit, pour les grandes oeuvres, à remonter aux sources secrètes de leur génération. Sainte-Beuve lui-même nous a appris à ne pas isoler l'oeuvre de la vie. Où s'arrête la biographie d'un grand homme? Là où elle cesse de nous intéresser, c'est-à-dire d'être nécessaire à l'explication de ses chefs-d'oeuvre.
Décembre 1896.
SOMMAIRE
I.—GEORGE SAND ET ALFRED DE MUSSET EN 1833.
II.—GEORGE SAND ET SES AMIS (janvier-juin 1833).
III.—LES PREMIÈRES AMOURS DE GEORGE SAND ET DE MUSSET (juin-décembre 1833).
IV.—LE ROMAN DE VENISE (19 janvier-30 mars 1834).
V.—LA VIE DE GEORGE SAND ET DU Dr PAGELLO A VENISE (avril-août 1834).
VI.—LE RETOUR DE MUSSET.—CORRESPONDANCE ENTRE PARIS ET VENISE (avril-août 1834).
VII.—GEORGE SAND, PAGELLO ET MUSSET A PARIS (août-octobre 1834).
VIII.—LE DRAME D'AMOUR (octobre 1834-mars 1835).
IX.—APRÈS LA RUPTURE.—LA LÉGENDE.
UNE HISTOIRE D'AMOUR
I
George Sand et Alfred de Musset se sont connus au mois de juin 1833. Diversement célèbres, mais jeunes tous deux et égaux de génie, quels talents et quelles âmes allaient-ils rapprocher?
Musset n'a pas vingt-trois ans. C'est déjà l'auteur des Contes d'Espagne et d'Italie et du Spectacle dans un fauteuil, le poète de Don Paez et de Mardoche, de la Coupe et les Lèvres et de Namouna. Ce classique négligé qui sort du Cénacle d'Hugo, effare en même temps la vieille école et la nouvelle. Il vient de donner les Caprices de Marianne et achève d'écrire Rolla.
Au plus fort du Romantisme, il a ramené l'esprit dans la poésie française. Il apporte cette insolente et bien vivante preuve qu'on peut être un écrivain de génie, rien qu'à traduire une sensibilité frémissante, quand elle est servie par un goût inné. «Chose ailée et divine et légère», son talent ne semble point d'un professionnel. Ce grand poète est un dilettante, une abeille qui fait son miel de mille fleurs. Mais de toutes ces fleurs exotiques dont il a savouré l'arôme, il rapporte un miel bien à lui, bien français. Que lui importe ce qu'on qualifie d'originalité! Ces entraînements de l'opinion ne prouvent bien souvent que mépris du génie en faveur du talent... Si sa voix devient l'écho mélancolique des jeunes âmes de son milieu et de son temps, il n'aspirera pas plus haut. En ne chantant que pour lui-même, il chantera au nom de tous.
Si restreint qu'en soit l'espace, il préfère sa fantaisie à tout ce qui peut brider l'indépendance d'enfant gâté qui fait le naturel et le charme de son esprit,—même la recherche trop précise de pittoresque, même les conceptions trop hautes de la philosophie. Il en fera toujours le sacrifice à ce goût léger mais sûr, conscient de sa valeur française, qui se contente de sentir harmonieusement. Oui, surtout, âme française, française, jusqu'à l'agacement, coeur loyal, esprit fin et de race toujours, élégant et hautain dans sa féminine faiblesse, ce poète qu'on a voulu nous faire prendre pour un don Juan de tavernes et de mauvais lieux.
L'homme d'amour qu'il nous peindra, en ne racontant que lui-même, n'est si humain, entre tous ceux de nos poètes, que parce qu'il est le plus faible. On a dit de Musset qu'il était le grand poète de ceux qui n'aiment pas les vers. C'était avouer qu'il a touché le coeur de tous, ce libertin à l'âme mystique, ce débauché assoiffé d'amour pur, ce spirituel et ce triste. «Un jeune homme d'un bien beau passé», l'avait ironiquement jugé Henri Heine. Il l'avait pourtant bien compris, lui qui a tout compris, le jour qu'il écrivait: «La Muse de la Comédie l'a baisé sur les lèvres, la Muse de la Tragédie, sur le coeur.»
La vie et le génie de Musset sont tout entiers dans sa jeunesse. La jeunesse lui semblait sacrée, comme l'unique raison de la vie et sa plus certaine beauté. C'est pourquoi il n'a d'autre histoire que celle de son coeur.
Quand il rencontre George Sand, c'est encore l'enfant sublime, et déjà l'enfant perdu. Mais le profond du coeur n'est pas atteint. Certes, il a vécu sans trop de mesure, parfois même il a fait parade de ses débauches de jeunesse. Mais il entre dans ce snobisme un peu de la mode romantique, cette recherche du fatal et de l'étrange, qui lui a inspiré son premier livre si peu connu, l'Anglais mangeur d'opium (adapté de Thomas de Quincey)2.