Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset. Paul Mariéton
nuit j'avais résolu de vous faire dire que j'étais à la campagne; mais je ne veux pas vous faire de mystères ni avoir l'air de me brouiller sans sujet.
Maintenant, George, vous allez dire: «Encore un qui va m'ennuyer», comme vous dites. Si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce qu'il faut que je fasse; mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n'espère rien en vous disant cela. Je ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agréables que j'aie passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, avant votre voyage à la campagne et votre départ pour l'Italie, où nous aurions passé de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la vérité est que je souffre et que la force me manque.
ALFRED DE MUSSET.
L'aveu du poète n'a pas été repoussé. Est-il heureux? Son amie hésite encore. Avant de s'engager tout à fait, elle semble avoir voulu le confesser. Il est fâcheux qu'on n'ait aucune des réponses de George Sand, à cette date... La lettre suivante de Musset témoigne de son angoisse devant le bonheur entrevu.
....Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne me fassiez ni plus grand ni plus petit que je suis. Je me suis livré sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimée non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà seul à présent. C'est là que je vous ai dit ce que je n'ai dit à personne.—Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait demandé si j'étais Octave ou Coelio 41, et que vous aviez répondu: «Tous les deux, je crois.»—Une folie a été de ne vous en montrer qu'un, George!... Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre coeur, quelque faible, quelque décolorée qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je puis embrasser une fille galeuse et ivre morte, mais je ne puis embrasser ma mère.
Note 41: (retour) Personnages de la comédie d'Alfred de Musset, les Caprices de Marianne, publiée dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1833.
Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où je me tuerais. Mais je pleure ou j'éclate de rire; non pas aujourd'hui par exemple.
Adieu, George. Je vous aime comme un enfant.
Cette fois, la sincérité du poète a été entendue. Son aveu est bien accueilli. Il est heureux. Le jeudi 1er août, toutes les harpes de la joie chantent dans son coeur:
Te voilà revenu dans mes nuits étoilées,
Bel ange aux yeux d'azur, aux paupières voilées,
Amour, mon bien suprême et que j'avais perdu!
J'ai cru pendant trois ans te vaincre et te maudire,
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
Au chevet de mon lit te voilà revenu.
Eh bien! deux mots de toi m'ont fait le roi du monde.
Mets la main sur mon coeur, la blessure est profonde;
Élargis-la, bel ange, et qu'il en soit brisé!
Jamais amant aimé, mourant pour sa maîtresse,
N'a, dans des yeux plus noirs, bu la céleste ivresse,
Nul, sur un plus beau front ne t'a jamais baisé.
George Sand n'ose encore se croire, se proclamer
heureuse. Sa lettre du 3 août à Sainte-Beuve
est beaucoup plus calme que les précédentes.
Sans lui avouer pourtant son nouveau
bonheur, elle lui laisse entendre que le jeune
soleil de l'espérance n'est pas loin.
Son confesseur lui a fait part des alternatives
de son bonheur à lui, de son mystérieux amour.
Ils veulent s'épancher mutuellement en confidences;
mais George Sand entend ne causer
de jalousie à personne:
....Tout ceci peut se faire par lettres; je ne veux pas que, pour m'être utile et agréable, vous compromettiez ce qu'il y a de plus beau et de plus sacré dans votre existence. Qui, moi! prendre un égoïste plaisir qui peut briser un coeur dévoué! Non, non, je respecte trop l'amour, l'Amour comme vous écrivez. Quoique j'en médise souvent, comme je fais de mes plus saintes convictions aux heures où le démon m'assiège, je sais bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacré... Si j'avais une grande peine, un subit besoin d'appui et de conseils, je vous appellerais 42.
Note 42: (retour) Revue de Paris du 15 nov. 1896, p. 287.
Lélia vient de paraître. Naturellement, le premier exemplaire en est offert à Musset. Il porte cette double dédicace: sur le tome Ier: A Monsieur mon gamin d'Alfred, GEORGE; sur le tome II: A Monsieur le vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son dévoué serviteur, GEORGE SAND43.
Note 43: (retour) Ce précieux exemplaire est en la possession de la gouvernante
Ils sont heureux. Aucun nuage ne trouble encore cet azur. Alfred de Musset s'est installé chez George Sand.
Parmi les habitués de sa mansarde, il a trouvé Boucoiran et Gustave Planche. Les allures un peu bien familières de ces deux personnages n'avaient pas tardé à déplaire à de Musset, Mlle Adèle Colin, aujourd'hui Mme veuve Martelet.
Après la chronologie établie plus haut, des relations du poète avec George Sand, faut-il dire ici que c'est bien à tort qu'on a prétendu que le personnage de Sténio dans Lélia, représentait Musset. M. Cabanès (Revue hebdomadaire du 1er août 1836), s'appuyant sur le ton différent des deux «envois» pour supposer un incident survenu dans l'intervalle, invoque l'opinion de Mme Martelet qui aurait eu jadis entre les mains une lettre où Musset se plaignait amèrement à George Sand d'être portraituré dans Lélia. Cette lettre ne saurait avoir le sens qu'on lui prête. George Sand connaissait l'oeuvre du poète: elle lui emprunta une épigraphe, une strophe de Namouna (décembre 1832), placée en tête du deuxième volume. Mais si elle rendit quelques traits de son caractère, ce fut pure divination. Dans une de ses dernières lettres, en 1835, Musset lui écrira: «Ta Lélia n'est point un rêve; tu ne t'es trompée qu'à la fin; il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Sténio; il est à tes côtés, il assiste à toutes tes douleurs... Ah! oui, c'est moi! moi! tu m'as pressenti...»
Ajoutons que cette similitude a fait attribuer plus d'une fois au poète l'Inno ebrioso, le chant d'orgie de Sténio, dans Lélia. Ainsi M. Derome critiquant (le Livre du 10 mai 1883) l'excellente Bibliographie des oeuvres d'Alfred de Musset de M. Maurice Clouard, ne met pas en doute la paternité de ces vers.—Je ne saurais en désigner l'auteur. Mais si ces neuf strophes tumultueuses ne sont pas de George Sand elle-même, on ne peut du moins que les juger indignes du grand poète qui écrivait,