Histoire des Montagnards. Alphonse Esquiros
brièvement celle de Maillard, la voix de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se répondent: l'un est le représentant du peuple; l'autre, c'est le peuple lui-même.
L'Assemblée décide qu'une députatîon sera envoyée au roi pour lui mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris.
Mais où est le roi?
Ah! qui le sait? A la chasse, sans doute.
Cependant les députés, Mounier en tête, sortent de la salle des séances.
«Aussitôt, raconte-t-il lui-même, les femmes m'environnent en me déclarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de peine à obtenir, à force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi qu'au nombre de six, ce qui n'empêcha point un grand nombre d'entre elles de former notre cortége.
«Nous étions à pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule considérable d'habitants de Versailles bordait de chaque côté l'avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entremêlés d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard féroce, le geste menaçant, poussant des cris sinistres; ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de bâtons ferrés, ou de grandes gaules ayant à leur extrémité des lames d'épées ou de couteaux.
«De petits détachements des gardes-du-corps faisaient des patrouilles, et passaient au grand galop, à travers les cris et les huées. Une partie des hommes armés de piques, de haches et de bâtons, s'approchent de nous pour escorter la députation. L'étrange et nombreux cortége dont les députés étaient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes-du-corps courent au travers: nous nous dispersons dans la boue; et l'on sent bien quel excès de rage durent éprouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se présenter. Nous nous rallions et nous avançons ainsi vers le château. Nous trouvons, rangés sur la place, les gardes-du-corps, le détachement de dragons, le régiment de Flandre, les gardes-Suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, reçus avec honneur; nous traversons les lignes, et l'on a beaucoup de peine à empêcher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entrée du château, il fallut en introduire douze.»
Une narration royaliste appelle ces femmes des créatures sans nom; elles en avaient un: la Faim.
Quelques aristocrates, mêlés au tumulte, profitent de la circonstance pour tenter le peuple.
—Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorité, la France ne manquerait jamais de pain.
Les femmes répondent à ces insinuations perfides par des injures.
—Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la liberté.
Dégageons, à ce propos, un fait général: ce n'est pas le besoin qui a été le nerf le plus énergique des actes révolutionnaires; c'est le devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans les causes qui déterminèrent l'expédition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait; parmi les femmes qui étaient là, un grand nombre n'avaient pas mangé depuis trente heures: mais si l'instinct seul de la conservation avait parlé, se seraient-elles exposées, sur la place d'Armes, à être étouffées entre les chevaux? Dans cette cohue, sous la pluie, il y en avait qui étaient grosses ou incommodées, elles n'en suivaient pas moins le courant; d'autres étaient jeunes, jolies, et ne souffraient pas beaucoup de la disette; des musiciennes avec des tambours de basque, des chanteuses, des artistes, des modèles, quelques-unes un peu follement vêtues, allaient et venaient dans les groupes. C'étaient les plus animées contre la cour et les gardes-du-corps. Qui les lançait ainsi sur le pavé de Versailles, entre les sabres et les mousquetons? L'instinct du bien public, le dévouement à un ordre d'idées qu'elles ne comprenaient pas très-nettement, mais qu'elles devinaient par le coeur.
Au peuple de Paris, il fallait du pain sans doute; mais il lui fallait aussi la Constitution, la parole vivante.
Cependant Louis XVI est de retour au château. Suivons les femmes chez le roi: elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et en fichu de soie, est chargée de présenter au roi les doléances des Parisiens. Pour tout exorde, la voilà qui s'évanouit. Louis XVI se montre fort touché. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de veiller à l'état des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser la main du roi; mais celui-ci avec bonté:
—Venez, mon enfant, vous êtes assez jolie pour qu'on vous embrasse.
Les femmes ont la tête perdue; elles sortent en criant: Vive le roi et sa maison! La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi, se montre très-éloignée de partager leur enthousiasme. On les accuse de s'être laissé gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent déjà leur jarretière au cou de Louison pour l'étrangler. Babet Lairot, une autre jeune fille, ainsi que deux gardes-du-corps, interviennent et la délivrent.
La garnison de Versailles était toujours sous les armes. Les soldats du régiment de Flandre et les dragons inspiraient des inquiétudes. Les femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent.
—Ton nom?
—Citoyenne.
—Le tien?
—Français.
On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les armes, caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris; il s'excuse d'avoir assisté au fameux banquet.
—Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes-du-corps; mais cela ne nous engage en rien; nous sommes à la nation pour la vie; nous avons crié Vive le roi! comme vous le criez vous-mêmes tous les jours: rien de plus.
Les femmes approuvent:
—Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos frères?
Pour toute réponse, les soldats lancent leurs baguettes dans les fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont point chargées. Quelques-uns offrent même de leurs cartouches aux plus jolies.
La soirée était noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice bourgeoise; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux troupes de se retirer. Les gardes-du-corps exécutent leur retraite; mais les ténèbres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les poussant, ils tirent ça et là quelques coups de feu. Sans cette malheureuse provocation, le sang n'eût pas coulé dans Versailles. Les gardes devaient prêter, le lendemain, serment à la nation et prendre la cocarde tricolore. Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation gagna aussitôt de proche en proche; la nuit était chargée de ténèbres et de mauvais conseils. Au château, la reine voulait entraîner le roi dans une fuite qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans la ville, la multitude fatiguée, mouillée, campée au hasard, rêvait à l'attaque nocturne des gardes-du-corps. Ce demi-sommeil couvait des colères.
C'est cette nuit-là qu'au dire des royalistes Lafayette dormit contre son roi.—Le fait est qu'il dormit.
Les idées se matérialisent dans les institutions, les institutions dans les édifices. Le palais de Versailles, c'était l'image grandiose d'une monarchie absolue; c'était Louis XIV n'ayant plus d'ennemis à craindre; mais ce château ouvert de tous côtés ne pouvait pas tenir devant la Révolution.
Dès la pointe du jour, le peuple se répand dans les rues. Il aperçoit un garde-du-corps à une des fenêtres de l'aile droite du château; huées, provocations, défis; un coup de fusil part; un jeune volontaire tombe dans la cour.
Qui a tiré? c'est le garde-du-corps. Le peuple, bouillant de colère, se précipite: la grille est escaladée, le château envahi. On cherche partout le coupable. Des forcenés—d'autres disent des voleurs— profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et à demi vêtue chez le roi. Les gardes-françaises arrivent, et poussent devant leurs baïonnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte: le château est évacué; deux gardes-du-corps