Chateaubriand. Jules Lemaître

Chateaubriand - Jules Lemaître


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Car, à cette heure-là, il a toutes les illusions de son temps. «La révolution, dit-il, marchait à grands pas: les principes sur lesquels elle se fondait étaient les miens; mais je détestais les violences», etc... Il était alors incroyant: «De chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture des livres philosophiques.»

      C'est donc un disciple et un admirateur de Rousseau et de Bernardin qui part pour l'Amérique. C'est un fils de marin, qui rêve voyages de découvertes. Et c'est aussi un jeune homme triste et singulier, qui porte au fond de son cœur, comme il dit, «un désespoir sans cause».

      Et voici une hypothèse complémentaire (elles sont toutes permises, puisque, sur sa jeunesse, nous ne savons rien que par lui). En 1790, il mène une vie fort dissipée. Les deux premières lettres que nous ayons de lui (au chevalier de Châtenet) sont d'un très mauvais ton. Ce Châtenet voudrait épouser Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui écrit: «... J'ai rempli tous mes engagements auprès de ma sœur. Elle t'attend de pied ferme pour continuer le roman.» Et plus loin: «Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Châtenet; songe que c'est une vierge.»—Et, dans la deuxième lettre au même: «Je suis fâché qu'Eugénie (sans doute une camarade) m'ait mal jugé; elle est la première personne qui m'ait reproché le défaut de sensibilité.» Si, par sensibilité, elle entendait la tendresse, peut-être Eugénie ne se trompait-elle pas tant. Donc il s'amuse; et il a des dettes, notamment une «dette d'honneur» qui se monte à cinq mille livres environ. Et M. Victor Giraud nous a raconté en détail comment, pour payer ses dettes, le chevalier de Chateaubriand plaçait des bas de fil, et même dans son régiment.

      Dans ces conditions, M. de Malesherbes a dû le presser de partir et, si j'ose dire, l'expédier en Amérique, paternellement, comme on y expédiait souvent les mauvais sujets.

      Donc il s'embarque à Saint-Malo au printemps de 1791. Il voyage avec l'abbé Nagot, supérieur de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui vont à Baltimore. Un de ces séminaristes, l'abbé de Mondésir, interrogé cinquante ans plus tard, se souvient surtout des allures excentriques et tumultueuses et des «menteries incroyables» du chevalier de Chateaubriand, qui lui est apparu (on le sent) comme une espèce de fou. (Je vous renvoie encore à M. Victor Giraud, Nouvelles Études sur Chateaubriand.)

      Le chevalier de Chateaubriand s'arrête, aux Açores (Santa-Cruz), aux îles de Saint-Pierre et de Miquelon. Il manque, paraît-il, de se noyer ou d'être mangé par un requin en se baignant dans la mer. Il débarque à Baltimore, va en voiture à Philadelphie où il est reçu par Washington.

      Je dois dire qu'il a beau, dans ses Mémoires, fortifier cette entrevue d'un parallèle oratoire entre Washington et Bonaparte, elle est plus comique que grandiose...

      Il nous dit fièrement: «Je n'étais pas ému... Visage d'homme ne me troublera jamais.» Allons, tant mieux. Une petite servante l'introduit. Washington est de grande taille, «d'un air calme et froid plutôt que noble». Le jeune chevalier de Chateaubriand lui explique tant bien que mal le motif de son voyage. «Il m'écoutait avec une sorte d'étonnement.» (Vous verrez qu'il y avait de quoi.) «Je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité: Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez fait.—Well, well, young man! Bien, bien, jeune homme! s'écria-t-il en me tendant la main.»

      Qu'est-ce que le chevalier avait donc raconté à Washington? Et que voulait-il au juste? Voici (et c'est le fameux plan arrêté avec M. de Malesherbes, qui, à ce qu'il me semble, «en avait de bonnes»): «Je voulais, dit-il, marcher à l'ouest» (en partant de Baltimore) «de manière à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie» (c'est-à-dire traverser l'Amérique du Nord dans sa plus grande largeur, et la plupart des grands lacs et les montagnes Rocheuses), «de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'est le long des rivages de la mer Polaire et rentrer dans les États-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada.»

      C'est effrayant! Voilà ce qu'il avait rêvé de faire, il y a cent vingt ans, les mains dans ses poches. Comme il le dit avec une drôlerie qu'il ne paraît pas soupçonner: «Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse entreprise? Aucun.» Il en prend d'ailleurs très vite son parti: «J'entrevis que le but de ce premier voyage serait manqué... et, en attendant l'avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science.» Et alors au lieu de ce qu'il devait faire, voici ce qu'il fait (assure-t-il).

      De Philadelphie, une diligence le conduit à New-York. Puis il va en bateau, sur l'Hudson, jusqu'à Albany. Là, il engage un Hollandais qui parle plusieurs dialectes indiens, et, par des régions encore sauvages, mais non complètement inhabitées, il se dirige vers le Niagara.

      Il entre dans la forêt vierge. Il y rencontre un hangar où un petit Français, M. Violet, ancien marmiton au service du général Rochambeau, apprenait à danser à une vingtaine d'Iroquois. Il achète des Indiens un habillement en peau d'ours; il y ajoute la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. «Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert; je portais la barbe longue; j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain pour dépister un carcajou.» Il est parfaitement heureux.

      Il arrive au lac des Onondagas. Il rend visite au sachem, qui parle anglais et entend le français. Il suit une route tracée par des abattis d'arbres; il est reçu dans des fermes de colons, où il y a des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, et où les filles de la maison chantent du Paisiello ou du Cimarosa.

      Il atteint le Niagara. En voulant descendre dans le lit de la cataracte, il tombe sur une saillie de rocher, où il se casse le bras gauche, raconte-t-il. Il demeure douze jours chez de bons Indiens. Puis, son Hollandais le quitte. Alors il «s'associe à des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio». Avant de partir, il «jette, dit-il, un coup d'œil sur les lacs du Canada». (Un coup d'œil, qu'entend-il par là? Les lacs du Canada ne sont pas des mares).

      Il arrive à Pittsbourg, au confluent de Kentucky et de l'Ohio. Tout de suite après, il nous décrit le confluent de l'Ohio et du Mississipi. Mais une nouvelle compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks dans les Florides, lui permet de la suivre. «Nous nous acheminâmes vers les pays connus sous le nom général des Florides.» Cela, par terre, en «suivant des sentiers». Mais aussitôt, sans qu'on sache comment, il se retrouve sur l'Ohio. Il aborde avec ses trafiquants une île située dans un des lacs que l'Ohio traverse. Il s'y amuse une journée avec deux jeunes Floridiennes, «issues d'un sang mêlé de Chiroki et de Castillan».

      Son itinéraire devient de plus en plus vague. «Je me hâtai de quitter le désert... Nous repassâmes les montagnes Bleues... J'avisai au bord d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai demander le vivre et le couvert, et fus bien reçu.» C'est tout. Où ce ruisseau? Où cette maison américaine? Nous ne savons pas. J'ai envie de dire:—Lui non plus, soyez tranquilles.

      Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un journal anglais qui lui apprend la fuite du roi et son arrestation à Varennes, et la formation de l'armée des princes. Subitement, il prend la résolution de retourner en France. Il revient à Philadelphie, et s'embarque pour le Havre le 10 décembre 1791.

      Il avait passé, d'après les dates qu'il nous donne lui-même, exactement cinq mois en Amérique. Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau, avec des guides, dans des régions connues, une excursion que tout Européen robuste pouvait accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir démontré dans ses Etudes critiques, en se servant du texte même du Voyage en Amérique et des Mémoires d'outre-tombe, que Chateaubriand n'a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus tard ses romans; qu'il les a décrites surtout d'après le Français Charlevoix et l'Anglais Bartram, mais qu'il n'a pu voir les Florides ni même le Mississipi; et qu'il a été tout au plus au Niagara. Or, le


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