Chateaubriand. Jules Lemaître

Chateaubriand - Jules Lemaître


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de Peltier, principal rédacteur des Actes des apôtres, et ambassadeur du roi d'Haïti auprès de George III; une espèce de bohème «qui n'avait pas précisément de vices, mais qui était rongé d'une vermine de petits défauts». Il confie à Peltier son plan d'un Essai sur les Révolutions. Peltier a subitement foi dans ce garçon, qui, évidemment, ne ressemble pas à tout le monde. Il s'écrie: «Ce sera superbe!», lui loue une chambre chez son imprimeur, et lui procure des traductions du latin et de l'anglais.

      Chateaubriand travaille le jour à ses traductions et la nuit à son grand ouvrage. Il fuit, par fierté, les émigrés riches. Il se saoûle de tristesse dans de solitaires promenades à Kensington et à Westminster. Mais Peltier, distrait, l'oublie. Un jour vient où il n'a plus de quoi manger. «... Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais brûlant, le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulanger, mon tourment était horrible.» Nous le croyons parce qu'il le dit. Il avait refusé le schilling quotidien que le gouvernement anglais donnait aux émigrés pauvres. Mais pourtant il n'était pas sans recours au monde, puisque, le jour suivant, étant allé voir son compatriote Hingant, et l'ayant trouvé tout sanglant d'un suicide manqué, il s'adresse alors, et utilement, à M. de Barentin, émigré important, et que, dans le même moment, il reçoit quarante écus de son oncle Bédée. Comment donc expliquer les morceaux de linge qu'il suçait, et l'herbe et le papier? Par une sorte d'apathie et d'immobilité dans le désespoir, par ce qu'il appelle plus loin cet «esprit de retenue et de solitude intérieure», qui l'avait empêché de faire des démarches très simples, et par exemple de se rappeler à l'attention de l'imprimeur Baylis et de Peltier.

      Pour ménager les quarante écus de l'oncle, il habite une mansarde dont la lucarne donne sur un cimetière, et où il couche sans draps, et, quand il fait froid, met sur sa couverture un habit et une chaise. Heureusement Peltier se ressouvient de lui et le «déniche dans son aire». Il lui propose d'aller à Beecles, dans les environs de Londres, déchiffrer de vieux manuscrits français pour une société d'antiquaires, moyennant deux cents guinées. En réalité, le chevalier était appelé dans cette ville, non comme paléographe, mais pour y enseigner le français dans un petit collège. (Anatole Le Braz, Au pays d'exil de Chateaubriand). Il accepte, se fait habiller de neuf, se présente chez le ministre de Beecles, et est bien accueilli par les gentilshommes du canton. La santé lui revient, il parcourt le pays à cheval, va sans doute reprendre goût à la vie, car il a vingt-cinq ans.

      Mais là, il apprend la mort du comte de Chateaubriand, son frère, et de la comtesse de Chateaubriand, et celle de Malesherbes et de madame de Rosambo, tous guillotinés le même jour. Il apprend que sa mère a été conduite du fond de la Bretagne dans les prisons de Paris, et que sa femme et sa sœur Lucile attendent leur sentence dans les cachots de Rennes.

      Or, il avait fait la connaissance, à Bungay, proche de Beecles, d'un ministre anglais, M. Ives, brave homme et savant homme, mari d'une charmante femme et père d'une jolie fille de quinze ans, Charlotte, excellente musicienne. Charlotte est touchée par les malheurs du jeune étranger. Elle le questionne sur la France, sur la littérature, lui demande des plans d'études, traduit avec lui le Tasse et joue du piano pour lui. Une chute de cheval, qui l'oblige à rester quelque temps chez les Ives, resserre l'intimité. Il se laisse aller à ce charme... Mais un jour madame Ives, en fort bons termes, et délicats et touchants, lui offre la main de Charlotte... «De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie... Elle appela son mari et sa fille. «Arrêtez! m'écriai-je, je suis marié!» Il s'en était tout à coup ressouvenu, et sans plaisir.

      (Cette Charlotte Ives se mariera, sera lady Sulton; et, vingt ans plus tard, en 1822, elle ira trouver Chateaubriand, ambassadeur à Londres, se fera reconnaître, échangera avec lui des souvenirs mélancoliques et tendres, et finalement le priera (car elle ne perd pas la tête) de s'intéresser à son fils aîné et de le recommander à Canning. Et Chateaubriand nous racontera cette scène d'une façon touchante, certes, mais sans doute en la romançant un peu. Et encore, je n'en sais rien. Je dis cela parce qu'il romance tout, quelquefois sans s'en apercevoir.)

      Il revient à Londres, de plus en plus triste. Mais il se remet au travail. Il écrivait, en pensant à Charlotte; l'idée lui était venue, nous dit-il, «qu'en acquérant du renom, il rendrait la famille Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle lui avait témoigné». Mais il écrivait surtout parce qu'il avait la passion d'écrire et parce qu'il voulait la gloire. Il voulait la gloire, bien qu'il se crût désespéré; et il écrivait sur la Révolution, parce qu'il n'aurait pu sans doute écrire sur autre chose, parce que c'était la Révolution qui avait bouleversé sa vie, qui la lui avait faite tragique et sinistrement variée, et qu'elle l'avait mis dans cet état de sombre exaltation, où, la mémoire débordant d'images fortes et le cœur de fortes émotions, il ne se pouvait plus contenir et se sentait capable de peindre l'univers et à la fois d'expliquer l'histoire humaine et d'en montrer l'absurdité. «L'Essai, dit-il, offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste, politique.» Fils d'un père hypocondre, frère d'une sœur à demi folle et qui se tuera, il avait, dans une série de secousses de sa sensibilité, vu la plus vieille France et fait, dans la plus mélancolique nature, des orgies de solitude; vu la royauté de Versailles, le Paris aimable, le Paris sanglant et l'immense Révolution, la mer, les paysages de glace, la forêt vierge et les fleuves d'Amérique, la guerre civile, l'émigration pauvre de Londres; connu la misère, la souffrance physique, la maladie à bien des reprises, les approches de la mort, même la faim; et il venait d'avoir sa première peine d'amour, je crois. Et, plein de tout cela, il se soulageait en écrivant douze ou quinze heures par jour.

      À cette époque, la confusion de ses pensées est extrême. En même temps qu'il hait la Révolution qui l'a chassé et dépouillé et qui lui a tué une partie des siens; en même temps qu'il la voit telle qu'elle fut à l'intérieur, c'est-à-dire atroce et faite par des scélérats qui étaient presque tous des hommes médiocres, la Révolution à l'extérieur l'éblouit par la grandeur inouïe et l'imprévu de son action; et,—vingt-huit ans plus tard,—après avoir parlé de l'exécution de son frère et de l'emprisonnement de sa mère, il se ressouviendra encore de son éblouissement; il nous dira «les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées...; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des rois morts aux visages des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés» (car il paraît y croire encore en 1816), «fière même de ses crimes, stable sur son propre sol tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l'épée du soldat». Certes il est royaliste, mais sans joie et sans amour.

      Pareillement, sur la religion, il est divisé contre lui-même. S'il a cessé de croire d'assez bonne heure, il se souvient d'avoir cru, il a gardé le respect de l'Église et la sensibilité chrétienne. Mais d'autre part,—nous l'avons vu et nous le verrons mieux encore,—il est nourri de Rousseau, qu'il considère comme un dieu, et dont l'Émile lui paraît un «livre sublime». Et, d'autre part encore, s'il se retrouve souvent déiste et spiritualiste à la manière de Jean-Jacques, il glisse d'autres fois au matérialisme, il croit à la plus sombre fatalité ou, plus simplement, il ne croit à rien, sinon à la tristesse et à l'absurdité de tout. En somme (comme il le dira lui-même dans l'Essai, I, 22) «il ne sait pas ce qu'il croit et ce qu'il ne croit pas». Sa tête est un chaos. Il avait fait autrefois des mathématiques et de l'art naval. Puis il avait lu prodigieusement: toute la bibliothèque grecque et latine, je pense, et tous les livres importants du dix-huitième siècle et surtout les encyclopédistes. Un monde de lectures par-dessus un monde d'impressions personnelles.

      Ce jeune homme malheureux et atteint «d'une forte encéphalite», pour parler comme Renan, intitule son «pourana»: Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la Révolution française. Rien de moins.


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