Chateaubriand. Jules Lemaître

Chateaubriand - Jules Lemaître


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ne s'étonne plus guère. Le monde est grand, la durée est inépuisable. Cette Révolution qui, tout en le réduisant, lui, à la misère et à l'exil, a changé l'Europe, ce n'est rien. Du moins ce n'est rien de nouveau ni d'extraordinaire. On a déjà vu des choses toutes pareilles. Il n'y a pas de quoi «se frapper»; il s'agit seulement d'en tirer des leçons s'il est possible.

      Et il nous expose ainsi l'objet de son livre.

      «I. Quelles sont les révolutions arrivées autrefois dans les gouvernements des hommes? Quel était alors l'état de la société, et quelle a été l'influence de ces révolutions sur l'âge où elles éclatèrent et les siècles qui les suivirent?

      «II. Parmi ces révolutions en est-il quelques-unes qui, par l'esprit, les mœurs et les lumières du temps, puissent se comparer à la révolution actuelle de la France?»

      Il se pose encore d'autres questions: «Quelles sont les causes de cette dernière révolution? Le gouvernement de la France est-il fondé sur de vrais principes et peut-il subsister? S'il subsiste, quel en sera l'effet sur les nations de l'Europe?» etc... Mais il n'a le temps de répondre qu'aux deux premières questions,—en six cent quatre-vingts pages, il est vrai.

      Les trois cents premières pages, surtout, sont un parallèle constant, curieux, ingénieux, mais évidemment forcé, surprenant, quelquefois même déconcertant, et çà et là ahurissant, entre les révolutions grecques et la Révolution française, et entre les personnages de celle-ci et de celles-là. C'est d'un homme qui a le sentiment de la vie à un prodigieux degré, et qui la retrouve et qui la voit à travers les siècles, et qui, ainsi, comprend le passé par le présent. Et c'est peut-être là le don royal, je ne dis pas de l'érudit, mais de l'historien. C'est, un peu, Pascal parlant de Platon et d'Aristote: «On ne se les imagine qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et, comme les autres, riant avec leurs amis, etc.» C'est aussi, un peu, Renan, dans son Histoire d'Israël, comparant les prophètes à nos journalistes révolutionnaires. Mais le jeune Chateaubriand (il a peut-être reçu de Plutarque cette manie des parallèles) poursuit les analogies dans le détail et en trouve ou en invente tant qu'il veut, et ne tient aucun compte des différences religieuses, économiques ou géographiques ni de l'insuffisance de nos informations sur la vie de l'antiquité. De là des rapprochements d'une amusante extravagance, bien que tout n'y soit pas absurde, et qu'il s'y rencontre des lueurs, et que, souvent aussi, il ne faille sans doute y voir que des satires ou flétrissures détournées des contemporains, par la peinture de leurs «doubles» de jadis. Quelques exemples, pour vous indiquer le ton et le genre d'agrément:

      À la tête des montagnards (à Athènes) on distinguait Pisistrate: brave, éloquent, généreux, d'une figure aimable et d'un esprit cultivé, il n'avait de Robespierre que la dissimulation profonde, et de l'infâme d'Orléans que les richesses et la naissance illustre...

      Il semble qu'il y ait des hommes qui renaissent à des siècles d'intervalle pour jouer, chez différents peuples et sous différents noms, les mêmes rôles dans les mêmes circonstances: Mégaclès et Tallien en offrent un exemple extraordinaire. Tous deux redevables à un mariage opulent de la considération attachée à la fortune, tous deux placés à la tête du parti modéré dans leurs nations respectives, ils se font tous deux remarquer par la versatilité de leurs principes et la ressemblance de leurs destinées. Flottant, ainsi que le révolutionnaire français, au gré d'une humeur capricieuse, l'Athénien fut d'abord subjugué par le génie de Pisistrate, parvint ensuite à renverser le tyran, s'en repentit bientôt après; rappela les montagnards, se brouilla avec eux, fut chassé d'Athènes, reparut encore, et finit par s'éclipser tout à coup dans l'histoire; sort commun des hommes sans caractère; ils luttent un moment contre l'oubli qui les submerge, et soudain s'engloutissent tout vivants dans leur nullité.

      (Vous voyez que Chateaubriand, à vingt-cinq ans, a déjà sa plume.)

      Autre exemple: le chapitre sur Sparte et les jacobins. Il y a là, sur les jacobins, disciples de Lycurgue et imitateurs des Spartiates, des remarques bien curieuses. Le jeune Chateaubriand dit fort bien—cent ans avant Taine—que «la voie spéculative et les doctrines abstraites» sont pour beaucoup dans les causes de la Révolution, et que c'est même là son trait distinctif. Il dit encore: «La grande base de leur doctrine était le fameux système de perfection, savoir que les hommes parviendront un jour à une pureté inconnue de gouvernements et de mœurs.»

      Ce «système de perfection», Chateaubriand promet de le développer «dans la seconde partie du cinquième livre de cet Essai». Malheureusement, il n'a pas écrit ce cinquième livre. Il nous dit seulement ici, dans une note: «Ce système, sur lequel toute notre révolution est suspendue (sic), n'est presque point connu du public. Les initiés à ce grand mystère en dérobent religieusement la connaissance aux profanes. J'espère être le premier écrivain sur les affaires présentes qui aura démasqué l'idole. Je tiens le secret de la bouche même du célèbre Chamfort, qui le laissa échapper devant moi un matin que j'étais allé le voir. Ce système de perfection a obtenu un grand crédit en Angleterre.» N'oublions pas que l'Angleterre fut la patrie de la franc-maçonnerie, et signalons cette note de Chateaubriand aux historiens qui pensent que la Révolution française a été secrètement une œuvre maçonnique.

      C'est pour réaliser ce «système de perfection» que les jacobins ont voulu tout détruire afin de tout changer. («Il était absurde de songer à une démocratie sans une révolution complète du côté de la morale.») Et dans quelles circonstances! Écoutez le jeune émigré:

      Attaquée par l'Europe entière, déchirée par des guerres civiles, agitée de mille factions, ses places frontières ou prises ou saccagées, sans soldats, sans finances, hors un papier discrédité qui tombait de jour en jour, le découragement dans tous les états et la famine presque assurée: telle était la France, tel le tableau qu'elle présentait à l'instant même qu'on méditait de la livrer à une révolution générale. Il fallait remédier à cette complication de maux; il fallait établir à la fois par un miracle la République de Lycurgue chez un vieux peuple nourri sous une monarchie, immense dans sa population et corrompu dans ses mœurs; et sauver un grand pays sans armées, amolli dans la paix et expirant dans les convulsions politiques, de l'invasion de cinq cent mille hommes des meilleures troupes de l'Europe. Ces forcenés seuls pouvaient en imaginer les moyens et, ce qui est encore plus incroyable, parvenir en partie à les exécuter: moyens exécrables sans doute, mais, il faut l'avouer, d'une conception gigantesque.

      Sans doute, trente ans plus tard, rééditant l'Essai et l'accompagnant de notes expiatoires, il écrivait au bas de la page que je viens de citer: «Je mets à tort sur le compte d'une poignée d'hommes sanguinaires ce qu'il faut attribuer à la nation.» Mais, vers la même époque, ayant à raconter la Révolution dans ses Mémoires, il en parle encore avec une horreur incurablement mêlée d'admiration.

      Quoi d'étonnant? En même temps que le jeune Chateaubriand composait son Essai, Joseph de Maistre rédigeait ses Considérations sur la France. Et ce grave Savoyard, de quinze ans plus âgé que Chateaubriand, et bien meilleur catholique, écrivait que, seule, la folie furieuse de «l'infernal Comité de salut public» avait pu conserver la France pour le roi. Il disait: «Qu'on y réfléchisse bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme.» Et encore: «Lorsque d'aveugles factieux décrètent l'indivisibilité de la République, ne voyez que la Providence qui décrète celle du royaume.»

      Joseph de Maistre introduit ici une pensée qui n'est point dans Chateaubriand: il voit dans les jacobins les instruments d'une puissance qui en savait plus qu'eux. Et, d'autre part, cette interprétation du rôle des jacobins ne l'empêche point de voir et de définir avec une sagacité aiguë l'erreur fondamentale de la Révolution. N'importe: les victoires révolutionnaires l'ont presque autant ébloui que le chevalier de Chateaubriand.

      Les victoires révolutionnaires ont réjoui même les émigrés. Plus tard, elles couvriront et feront bénéficier de leur prestige l'histoire même intérieure de la Révolution; elles détourneront l'attention de ses crimes


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