Chateaubriand. Jules Lemaître
inattendue. Cela commence par un morceau de bravoure: Caractère des Athéniens et des Français, brillant et un peu facile. Puis, l'auteur pousse son parallèle dans le détail, et en profite pour déballer en citations ses souvenirs de lecture. Il est du dix-huitième siècle à ce point qu'il écrit tranquillement: «Homère a donné Virgile à l'antique Italie et le Tasse à la nouvelle, Voltaire à la France...» Il rapproche le chantre octogénaire de Téos et le vieillard de Ferney; Simonide et M. de Fontanes, qu'il appelle le Simonide français; Sapho et Parny, qu'il nomme «le Tibulle de la France et le seul élégiaque que la France ait encore produit»; Ésope et M. de Nivernais; les élégies morales de Solon et l'Ode sur l'homme de Jean-Baptiste Rousseau; les hymnes de Tyrtée et les odes républicaines d'Écouchard-Lebrun et la Marseillaise, qu'il cite presque entièrement et dont il parle presque avec admiration: «Le lyrique a eu le grand talent d'y mettre de l'enthousiasme sans paraître ampoulé»; il rapproche enfin une chanson en l'honneur d'Harmodius et d'Aristogiton et une épitaphe à la louange de Marat.
Puis il passe aux philosophes. Il met en parallèle les «sages» et les «encyclopédistes»; Thalès, Solon, Périandre et Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Chamfort. Il rapproche une lettre d'Héraclite refusant l'hospitalité du roi de Perse et une lettre de Jean-Jacques refusant l'hospitalité du roi de Prusse, et donne l'avantage à Jean-Jacques «pour la mesure». Là, il se souvient que Héraclite et Rousseau furent persécutés... Et le voilà pyrrhonien par indignation: «Nous ne pouvons souffrir ce qui s'écarte de nos vues étroites, de nos petites habitudes... Ceci est bien, ceci est mal, sont les mots qui sortent sans cesse de notre bouche. De quel droit osons-nous prononcer ainsi? Avons-nous compris le motif secret de telle action? Misérables que nous sommes, savons-nous ce qui est bien, ce qui est mal?»
Et un peu plus loin il redouble. Après avoir dit que les sages de la Grèce voulaient que le gouvernement découlât des mœurs, au lieu que nos philosophes veulent faire découler les mœurs du gouvernement (et ainsi «les premiers disaient aux peuples: Soyez vertueux, vous serez libres, et les seconds: Soyez libres, vous serez vertueux»), il s'enfonce de nouveau dans la négation. Les mœurs, dit-il, sont l'obéissance à ce «sens intérieur» qui nous montre l'honnête et le déshonnête, pour faire celui-là et éviter celui-ci. Mais ce sens intérieur, «qui sait jusqu'à quel point la société l'a altéré? Qui sait si des préjugés, si inhérents à notre constitution que nous les prenons souvent pour la nature même, ne nous montrent pas des vices et des vertus là où il n'en existe pas?... Si cette voix de la conscience n'était elle-même...? Mais gardons-nous de creuser plus avant dans cet épouvantable abîme.»
Ce sont audaces de très jeune homme. Peut-être que, la nuit où il s'abandonnait à ce désespoir philosophique, le pauvre garçon avait particulièrement froid dans sa mansarde. Mais enfin il n'est pas inutile de savoir qu'il a passé par là. D'autant que plus tard, et jusqu'à sa mort, un quasi nihilisme sera souvent chez lui comme à fleur de phrase.
Il cherche alors les effets des révolutions de la Grèce sur le reste du monde antique, et, parce qu'il les cherche, il les trouve, mais souvent cela lui donne bien du mal.
Il a bien de la peine aussi à poursuivre son parallèle entre les nations de l'antiquité et celles d'aujourd'hui. Par exemple, à quoi ressemble l'Égypte? À l'Italie moderne. Pourquoi? Comment? C'est que, comme l'Italie moderne (celle de 1792), «l'antique royaume des Sésostris, gouverné en apparence par des monarques, en réalité par un pontife maître de l'opinion, se composait de magnificence et de faiblesse». Puis, «c'est sur les bords du Nil que les philosophes de l'antiquité allaient puiser la lumière, c'est sous le beau ciel de Florence que l'Europe barbare a rallumé le flambeau des lettres». Voilà.—Pour Carthage, c'est plus facile: le parallèle avec l'Angleterre s'impose. Et, pour démontrer que le gouvernement anglais et le gouvernement carthaginois, c'est la même chose, le jeune Chateaubriand imite Montesquieu et se donne des airs de profondeur. Puis il compare Annibal et Marlborough, Hannon et Cook, et rapproche le Périple d'Hannon de quelques pages de Cook sur les îles Sandwich.
Ici, une page révélatrice. Il vient d'opposer à l'ignorance d'Hannon la science de Cook. Mais tout à coup:
Cependant, il faut l'avouer, ce que nous gagnons du côté des sciences, nous le perdons en sentiment. L'âme des anciens aimait à se plonger dans le vague infini; la nôtre est circonscrite par nos connaissances. Quel est l'homme sensible qui ne s'est trouvé souvent à l'étroit dans une petite circonférence de quelques millions de lieues? Lorsque, dans l'intérieur du Canada, je gravissais une montagne, mes regards se portaient toujours à l'ouest, sur les déserts infréquentés qui s'étendent dans cette longitude. À l'orient, mon imagination rencontrait aussitôt l'Atlantique, des pays parcourus, et je perdais mes plaisirs. Mais, à l'aspect opposé, il m'en prenait presque aussi mal. J'arrivais incessamment à la mer du Sud, de là en Asie, de là en Europe, de là... J'eusse voulu pouvoir dire, comme les Grecs: «Et là-bas! là-bas! la terre inconnue, la terre immense!»
Cela est bien de lui. C'est en somme ce vaste désir d'inexploré qui lui a fait entreprendre, à vingt-cinq ans, ce voyage de l'esprit à travers le monde ancien et le monde moderne, et chercher des visions dans le temps, comme il avait cherché des images dans l'espace. Il est remarquable que le premier ouvrage de ce jeune homme insatiable, un ouvrage qui devait avoir cinq gros volumes, ait été une espèce d'histoire universelle, et une histoire universelle par rapport à la Révolution française—donc par rapport à lui-même, puisqu'il devait à la Révolution l'ébranlement de son âme, et son exil, et ses douleurs et sa froide mansarde,—de sorte qu'en cette histoire il ramenait à soi et en quelque façon résorbait et engloutissait les siècles et l'univers pour son plaisir.
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