La Sorcière. Jules Michelet

La Sorcière - Jules Michelet


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justement ce couchant sombre donne, longtemps avant l'aurore (comme il arrive aux pics des Alpes), une aube anticipée du jour.

      Le prêtre entrevoit bien que le péril, l'ennemie, la rivalité redoutable, est dans celle qu'il fait semblant de mépriser, la prêtresse de la Nature. Des dieux anciens elle a conçu des dieux. Auprès du Satan du passé, on voit en elle poindre un Satan de l'avenir.

      L'unique médecin du peuple, pendant mille ans, fut la Sorcière. Les empereurs, les rois, les papes, les plus riches barons, avaient quelques docteurs de Salerne, des Maures, des Juifs; mais la masse de tout état, et l'on peut dire le monde ne consultait que la Saga ou Sage-femme. Si elle ne guérissait, on l'injuriait, on l'appelait sorcière. Mais généralement, par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne dame, ou Belle dame (Bella donna), du nom même qu'on donnait aux Fées.

      Il lui advint ce qui arrive encore à sa plante favorite, la Belladone, à d'autres poisons salutaires qu'elle employait et qui furent l'antidote des grands fléaux du Moyen-âge. L'enfant, le passant ignorant, maudit ces sombres fleurs avant de les connaître. Elles l'effrayent par leurs couleurs douteuses. Il recule, il s'éloigne. Ce sont pourtant les Consolantes (Solanées), qui, discrètement administrées, ont guéri si souvent, endormi tant de maux.

      Vous les trouvez aux plus sinistres lieux, isolés, mal famés, aux masures, aux décombres. C'est encore là une ressemblance qu'elles ont avec celle qui les employait. Où aurait-elle vécu, sinon aux landes sauvages, l'infortunée qu'on poursuivit tellement, la maudite, la proscrite, l'empoisonneuse qui guérissait, sauvait? la fiancée du Diable et du Mal incarné, qui a fait tant de bien, au dire du grand médecin de la Renaissance. Quand Paracelse, à Bâle, en 1527, brûla toute la médecine, il déclara ne savoir rien que ce qu'il apprit des sorcières.

      Cela valait une récompense. Elles l'eurent. On les paya en tortures, en bûchers. On trouva des supplices exprès; on leur inventa des douleurs. On les jugeait en masse, on les condamnait sur un mot. Il n'y eut jamais une telle prodigalité de vies humaines. Sans parler de l'Espagne, terre classique des bûchers, où le Maure et le Juif ne vont jamais sans la sorcière, on en brûle sept mille à Trèves, et je ne sais combien à Toulouse, à Genève cinq cents en trois mois (1513), huit cents à Wurtzbourg, presque d'une fournée, quinze cents à Bamberg (deux tout petits évêchés!). Ferdinand II lui-même, le bigot, le cruel empereur de la Guerre de Trente-Ans, fut obligé de surveiller ces bons évêques; ils eussent brûlé tous leurs sujets. Je trouve, dans la liste de Wurtzbourg, un sorcier de onze ans, qui était à l'école, une sorcière de quinze, à Bayonne deux de dix-sept, damnablement jolies.

      Notez qu'à certaines époques, par ce seul mot Sorcière, la haine tue qui elle veut. Les jalousies de femmes, les cupidités d'hommes, s'emparent d'une arme si commode. Telle est riche?... Sorcière.—Telle est jolie?... Sorcière. On verra la Murgui, une petite mendiante, qui, de cette pierre terrible, marque au front pour la mort la grande dame, trop belle, la châtelaine de Lancinena.

      Les accusées, si elles peuvent, préviennent la torture et se tuent. Remy, l'excellent juge de Lorraine, qui en brûla huit cents, triomphe de cette Terreur. «Ma justice est si bonne, dit-il, que seize, qui furent arrêtées l'autre jour, n'attendirent pas, s'étranglèrent tout d'abord.»

      Sur la longue voie de mon Histoire, dans les trente ans que j'y ai consacrés, cette horrible littérature de sorcellerie m'a passé, repassé fréquemment par les mains. J'ai épuisé d'abord et les manuels de l'Inquisition, les âneries des dominicains (Fouets, Marteaux, Fourmilières, Fustigations, Lanternes, etc., ce sont les titres de leurs livres). Puis j'ai lu les parlementaires, les juges lais qui succèdent à ces moines, les méprisent et ne sont guère moins idiots. J'en dis un mot ailleurs. Ici, une seule observation, c'est que, de 1300 à 1600, et au delà, la justice est la même. Sauf un entr'acte dans le Parlement de Paris, c'est toujours et partout même férocité de sottise. Les talents n'y font rien. Le spirituel De Lancre, magistrat bordelais du règne d'Henri IV, fort avancé en politique, dès qu'il s'agit de sorcellerie, retombe au niveau d'un Nider, d'un Sprenger, des moines imbéciles du quinzième siècle.

      On est saisi d'étonnement en voyant ces temps si divers, ces hommes de culture différente, ne pouvoir avancer d'un pas. Puis on comprend très bien que les uns et les autres furent arrêtés, disons plus, aveuglés, irrémédiablement enivrés et ensauvagés par le poison de leur principe. Ce principe est le dogme de fondamentale injustice: «Tous perdus pour un seul, non seulement punis, mais dignes de l'être, gâtés d'avance et pervertis, morts à Dieu même avant de naître. L'enfant qui tette est un damné.»

      Qui dit cela? Tous, Bossuet même. Un docteur important de Rome, Spina, maître du Sacré Palais, formule nettement la chose: «Pourquoi Dieu permet-il la mort des innocents? Il le fait justement. Car s'ils ne meurent à cause des péchés qu'ils ont faits, ils meurent toujours coupables pour le péché originel.» (De Strigibus, c. 9.)

       De cette énormité deux choses dérivent, et en justice et en logique. Le juge est toujours sûr de son affaire; celui qu'on lui amène est coupable certainement, et, s'il se défend, encore plus. La justice n'a pas à suer fort, à se casser la tête pour distinguer le vrai du faux. En tout, on part d'un parti pris. Le logicien, le scolastique n'a que faire d'analyser l'âme, et de se rendre compte des nuances par où elle passe, de sa complexité, de ses oppositions intérieures et de ses combats. Il n'a pas besoin, comme nous, de s'expliquer comment cette âme, de degré en degré, peut devenir vicieuse. Ces finesses, ces tâtonnements, s'il pouvait les comprendre, oh! comme il en rirait, hocherait la tête! et qu'avec grâce alors oscilleraient les superbes oreilles dont son crâne vide est orné!

      Quand il s'agit surtout du Pacte diabolique, du traité effroyable où, pour un petit gain d'un jour, l'âme se vend aux tortures éternelles, nous chercherions nous autres à retrouver la voie maudite, l'épouvantable échelle de malheur et de crimes qui l'auront fait descendre là. Notre homme a bien affaire de tout cela! Pour lui l'âme et le Diable étaient nés l'un pour l'autre, si bien qu'à la première tentation, pour un caprice, une envie, une idée qui passe, du premier coup l'âme se jette à cette horrible extrémité.

      Je ne vois pas non plus que nos modernes se soient enquis beaucoup de la chronologie morale de la sorcellerie. Ils s'attachent trop aux rapports du Moyen-âge avec l'Antiquité. Rapports réels, mais faibles, de petite importance. Ni la vieille Magicienne, ni la Voyante celtique et germanique ne sont encore la vraie Sorcière. Les innocentes Sabasies (de Bacchus Sabasius), petit sabbat rural, qui dura dans le Moyen-âge, ne sont nullement la Messe noire du quatorzième siècle, le grand défi solennel à Jésus. Ces conceptions terribles n'arrivèrent pas par la longue filière de la tradition. Elles jaillirent de l'horreur du temps.

      D'où date la Sorcière? Je dis sans hésiter: «Des temps du désespoir.»

      Du désespoir profond que fit le monde de l'Église. Je dis sans hésiter: «La Sorcière est son crime.»

      Je ne m'arrête nullement à ces doucereuses explications qui font semblant d'atténuer: «Faible, légère, était la créature, molle aux tentations. Elle a été induite à mal par la concupiscence.» Hélas! dans la misère, la famine de ces temps, ce n'est pas là ce qui pouvait troubler jusqu'à la fureur diabolique. Si la femme amoureuse, jalouse et délaissée, si l'enfant chassée par la belle-mère, si la mère battue de son fils (vieux sujets de légendes), si elles ont pu être tentées, invoquer le mauvais Esprit, tout cela n'est pas la Sorcière. De ce que ces pauvres créatures appellent Satan, il ne suit pas qu'il les accepte. Elles sont loin encore, et bien loin d'être mûres pour lui. Elles n'ont pas la haine de Dieu.

      Pour comprendre un peu mieux cela, lisez les registres exécrables qui nous restent de l'Inquisition, non pas dans les extraits de Llorente, de Lamothe-Langon, etc., mais dans ce qu'on a des registres originaux de Toulouse. Lisez-les dans leur platitude, leur morne sécheresse, si effroyablement sauvage. Au bout de quelques pages, on se sent morfondu. Un froid cruel vous prend. La mort, la mort, la mort, c'est ce qu'on sent dans chaque ligne. Vous êtes déjà dans la bière, ou dans une petite loge de pierre


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