La Sorcière. Jules Michelet

La Sorcière - Jules Michelet


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à l'autre. La supérieure s'impatiente, et veut la supprimer.—A tort.

      Lorsque Colbert (1672) destitua Satan avec peu de façon en défendant aux juges de recevoir les procès de sorcellerie, le tenace Parlement normand, dans sa bonne logique normande, montra la portée dangereuse d'une telle décision. Le Diable n'est pas moins qu'un dogme, qui tient à tous les autres. Toucher à l'éternel vaincu, n'est-ce pas toucher au vainqueur? Douter des actes du premier, cela mène à douter des actes du second, des miracles qu'il fit précisément pour combattre le Diable. Les colonnes du ciel ont leur pied dans l'abîme. L'étourdi qui remue cette base infernale, peut lézarder le paradis.

      Colbert n'écouta pas. Il avait tant d'autres affaires.—Mais le Diable peut-être entendit. Et cela le console fort. Dans les petits métiers où il gagne sa vie (spiritisme ou tables tournantes), il se résigne, et croit que du moins il ne meurt pas seul.

       Table des matières

       LA MORT DES DIEUX

       Table des matières

      Certains auteurs nous assurent que, peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée, disant: «Le grand Pan est mort.»

      L'antique dieu universel de la Nature était fini. Grande joie. On se figurait que, la Nature étant morte, morte était la tentation. Troublée si longtemps de l'orage, l'âme humaine va donc reposer.

      S'agissait-il simplement de la fin de l'ancien culte, de sa défaite, de l'éclipse des vieilles formes religieuses? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne l'espoir que la Nature va disparaître, la vie s'éteindre, qu'enfin on touche à la fin du monde. C'en est fait des dieux de la vie, qui en ont si longtemps prolongé l'illusion. Tout tombe, s'écroule, s'abîme. Le Tout devient le néant: «Le grand Pan est mort!»

      Ce n'était pas une nouvelle que les dieux dussent mourir. Nombre de cultes anciens sont fondés précisément sur l'idée de la mort des dieux. Osiris meurt, Adonis meurt, il est vrai, pour ressusciter. Eschyle, sur le théâtre même, dans ces drames qu'on ne jouait que pour les fêtes des dieux, leur dénonce expressément, par la voix de Prométhée, qu'un jour ils doivent mourir. Mais comment? vaincus, et soumis aux Titans, aux puissances antiques de la Nature.

      Ici, c'est bien autre chose. Les premiers chrétiens, dans l'ensemble et dans le détail, dans le passé, dans l'avenir, maudissent la Nature elle-même. Ils la condamnent tout entière, jusqu'à voir le mal incarné, le démon dans une fleur[1]. Viennent donc, plus tôt que plus tard, les anges qui jadis abîmèrent les villes de la mer Morte. Qu'ils emportent, plient comme un voile la vaine figure du monde, qu'ils délivrent enfin les saints de cette longue tentation.

      L'Évangile dit: «Le jour approche.» Les Pères disent: «Tout à l'heure.» L'écroulement de l'Empire et l'invasion des Barbares donnent espoir à saint Augustin qu'il ne subsistera de cité bientôt que la cité de Dieu.

      Qu'il est pourtant dur à mourir, ce monde, et obstiné à vivre! Il demande, comme Ézéchias, un répit, un tour de cadran. Eh bien, soit, jusqu'à l'an Mil. Mais après, pas un jour de plus.

       Est-il bien sûr, comme on l'a tant répété, que les anciens dieux fussent finis, eux-mêmes ennuyés, las de vivre! qu'ils aient, de découragement, donné presque leur démission? que le christianisme n'ait eu qu'à souffler sur ces vaines ombres?

      On montre ces dieux dans Rome, on les montre dans le Capitole, où ils n'ont été admis que par une mort préalable, je veux dire en abdiquant ce qu'ils avaient de sève locale, en reniant leur patrie, en cessant d'être les génies représentants des nations. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait pratiqué sur eux une sévère opération, les avaient énervés, pâlis. Ces grands dieux centralisés étaient devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonctionnaires de l'empire romain. Mais cette aristocratie de l'Olympe, en sa décadence, n'avait nullement entraîné la foule des dieux indigènes, la populace des dieux encore en possession de l'immensité des campagnes, des bois, des monts, des fontaines, confondus intimement avec la vie de la contrée. Ces dieux logés au cœur des chênes, dans les eaux fuyantes et profondes, ne pouvaient en être expulsés.

      Et qui dit cela? c'est l'Église. Elle se contredit rudement. Quand elle a proclamé leur mort, elle s'indigne de leur vie. De siècle en siècle, par la voix menaçante de ses conciles[2], elle leur intime de mourir... Eh quoi! ils sont donc vivants?

      «Ils sont des démons...»—Donc, ils vivent. Ne pouvant en venir à bout, on laisse le peuple innocent les habiller, les déguiser. Par la légende, il les baptise, les impose à l'Église même. Mais, du moins, sont-ils convertis? Pas encore. On les surprend qui sournoisement subsistent en leur propre nature païenne.

      Où sont-ils? Dans le désert, sur la lande, dans la forêt? Oui, mais surtout dans la maison. Ils se maintiennent au plus intime des habitudes domestiques. La femme les garde et les cache au ménage et au lit même. Ils ont là le meilleur du monde (mieux que le temple), le foyer.

      Il n'y eut jamais révolution si violente que celle de Théodose. Nulle trace dans l'Antiquité d'une telle proscription d'aucun culte. Le Perse, adorateur du feu, dans sa pureté héroïque, put outrager les dieux visibles, mais il les laissa subsister. Il fut très favorable aux Juifs, les protégea, les employa. La Grèce, fille de la lumière, se moqua des dieux ténébreux, des Cabires ventrus, et elle les toléra pourtant, les adopta comme ouvriers, si bien qu'elle en fit son Vulcain. Rome, dans sa majesté, accueillit, non seulement l'Étrurie, mais les dieux rustiques du vieux laboureur italien. Elle ne poursuivit les druides que comme une dangereuse résistance nationale.

      Le christianisme vainqueur voulut, crut tuer l'ennemi. Il rasa l'École, par la proscription de la logique et par l'extermination des philosophes, qui furent massacrés sous Valens. Il rasa ou vida le temple, brisa les symboles. La légende nouvelle aurait pu être favorable à la famille, si le père n'y eût été annulé dans saint Joseph, si la mère avait été relevée comme éducatrice, comme ayant moralement enfanté Jésus. Voie féconde qui fut d'abord délaissée par l'ambition d'une haute pureté stérile.

      Donc le christianisme entra au chemin solitaire où le monde allait de lui-même, le célibat, combattu en vain par les lois des Empereurs. Il se précipita sur cette pente par le monachisme.

      Mais l'homme au désert fut-il seul? Le démon lui tint compagnie, avec toutes les tentations. Il eut beau faire, il lui fallut recréer des sociétés, des cités de solitaires. On sait ces noires villes de moines qui se formèrent en Thébaïde. On sait quel esprit turbulent, sauvage, les anima, leurs descentes meurtrières dans Alexandrie. Ils se disaient troublés, poussés du démon, et ne mentaient pas.

      Un vide énorme s'était fait dans le monde. Qui le remplissait? Les chrétiens le disent: le démon, partout le démon: Ubique dæmon[3].

      La Grèce, comme tous les peuples, avait eu ses énergumènes, troublés, possédés des esprits. C'est un rapport tout extérieur, une ressemblance apparente qui ne ressemble nullement. Ici ce ne sont pas des esprits quelconques. Ce sont les noirs fils de l'abîme, idéal de perversité. On voit partout dès lors errer ces pauvres mélancoliques qui se haïssent, ont horreur d'eux-mêmes. Jugez, en effet, ce que c'est, de se sentir double, d'avoir foi en cet autre, cet hôte cruel qui va, vient, se promène en vous, vous fait errer où il veut, aux déserts, aux précipices. Maigreur, faiblesse croissantes. Et plus ce corps misérable est faible, plus le démon l'agite. La femme surtout est habitée, gonflée, soufflée de ces tyrans. Ils l'emplissent d'aura infernale, y font l'orage et la tempête, s'en jouent, au gré de leur caprice, la font pécher, la désespèrent.

      Ce


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