La Sorcière. Jules Michelet

La Sorcière - Jules Michelet


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L'étoile divine du matin, dont la scintillation sublime a plus d'une fois éclairé Socrate, Archimède ou Platon, qu'est-elle devenue? Un diable, le grand diable Lucifer. Le soir, c'est le diable Vénus, qui m'induit en tentation dans ses molles et douces clartés.

      Je ne m'étonne pas si cette société devient terrible et furieuse. Indignée de se sentir si faible contre les démons, elle les poursuit partout, dans les temples, les autels de l'ancien culte d'abord, puis dans les martyrs païens. Plus de festins; ils peuvent être des réunions idolâtriques. Suspecte est la famille même; car l'habitude pourrait la réunir autour des lares antiques. Et pourquoi une famille? L'Empire est un empire de moines.

      Mais l'individu lui-même, l'homme isolé et muet, regarde le ciel encore, et dans les astres retrouve et honore ses anciens dieux. «C'est ce qui fait les famines, dit l'empereur Théodose, et tous les fléaux de l'Empire.» Parole terrible qui lâche sur le païen inoffensif l'aveugle rage populaire. La loi déchaîne à l'aveugle toutes les fureurs contre la loi.

      Dieux anciens, entrez au sépulcre. Dieux de l'amour, de la vie, de la lumière, éteignez-vous! Prenez la capuche du moine. Vierges, soyez religieuses. Épouses, délaissez vos époux; ou, si vous gardez la maison, restez pour eux de froides sœurs.

      Mais tout cela, est-ce possible? qui aura le souffle assez fort pour éteindre d'un seul coup la lampe ardente de Dieu? Cette tentative téméraire de piété impie pourra faire des miracles étranges, monstrueux... Coupables, tremblez!

      Plusieurs fois, dans le Moyen-âge, reviendra la sombre histoire de la Fiancée de Corinthe. Racontée de si bonne heure par Phlégon, l'affranchi d'Adrien, on la retrouve au douzième siècle, on la retrouve au seizième, comme le reproche profond, l'indomptable réclamation de la Nature.

      «Un jeune homme d'Athènes va à Corinthe chez celui qui lui promit sa fille. Il est resté païen, et ne sait pas que la famille où il croyait entrer vient de se faire chrétienne. Il arrive fort tard. Tout est couché, hors la mère, qui lui sert le repas de l'hospitalité, et le laisse dormir. Il tombe de fatigue. A peine il sommeillait, une figure entre dans la chambre: c'est une fille, vêtue, voilée de blanc; elle a au front un bandeau noir et or. Elle le voit. Surprise, levant sa blanche main: «Suis-je donc déjà si étrangère dans la maison?... Hélas! pauvre recluse... Mais, j'ai honte, et je sors. Repose.—Demeure, belle jeune fille, voici Cérès, Bacchus, et, avec toi, l'Amour! N'aie pas peur, ne sois pas si pâle!—Ah! loin de moi, jeune homme! Je n'appartiens plus à la joie. Par un vœu de ma mère malade, la jeunesse et la vie sont liées pour toujours. Les dieux ont fui. Et les seuls sacrifices sont des victimes humaines.—Eh quoi! ce serait toi? toi, ma chère fiancée, qui me fus donnée dès l'enfance? Le serment de nos pères nous lia pour toujours sous la bénédiction du ciel. O vierge! sois à moi!—Non, ami, non, pas moi. Tu auras ma jeune sœur. Si je gémis dans ma froide prison, toi, dans ses bras, pense à moi, à moi qui me consume et ne pense qu'à toi, et que la terre va recouvrir.—Non, j'en atteste cette flamme; c'est le flambeau d'hymen. Tu viendras avec moi chez mon père. Reste, ma bien-aimée.» Pour don de noces, il offre une coupe d'or. Elle lui donne sa chaîne, mais préfère à la coupe une boucle de ses cheveux.

      «C'est l'heure des esprits; elle boit, de sa lèvre pâle, le sombre vin couleur de sang. Il boit avidement après elle. Il invoque l'Amour. Elle, son pauvre cœur s'en mourait, et elle résistait pourtant. Mais il se désespère, et tombe en pleurant sur le lit.—Alors, se jetant près de lui: «Ah! que ta douleur me fait mal! Mais, si tu me touchais, quel effroi! Blanche comme la neige, froide comme la glace, hélas! telle est ta fiancée.—Je te réchaufferai; viens à moi! quand tu sortirais du tombeau...» Soupirs, baisers, s'échangent. «Ne sens-tu pas comme je brûle?»—L'Amour les étreint et les lie. Les larmes se mêlent au plaisir. Elle boit, altérée, le feu de sa bouche; le sang figé s'embrase de la rage amoureuse, mais le cœur ne bat pas au sein.

      «Cependant la mère était là, écoutait. Doux serments, cris de plainte et de volupté.—«Chut! c'est le chant du coq! A demain, dans la nuit!» Puis, adieu, baisers sur baisers!

      «La mère entre indignée. Que voit-elle? Sa fille. Il la cachait, l'enveloppait. Mais elle se dégage, et grandit du lit à la voûte: «O mère! mère! vous m'enviez donc ma belle nuit, vous me chassez de ce lieu tiède. N'était-ce pas assez de m'avoir roulée dans le linceul, et sitôt portée au tombeau? Mais une force a levé la pierre. Vos prêtres eurent beau bourdonner sur la fosse. Que font le sel et l'eau, où brûle la jeunesse? La terre ne glace pas l'amour!... Vous promîtes; je viens redemander mon bien...

      «Las! ami, il faut que tu meures. Tu languirais, tu sécherais ici. J'ai tes cheveux; ils seront blancs demain[4]... Mère, une dernière prière! Ouvrez mon noir cachot, élevez un bûcher, et que l'amante ait le repos des flammes. Jaillisse l'étincelle et rougisse la cendre! Nous irons à nos anciens dieux.»

       POURQUOI LE MOYEN-AGE DÉSESPÉRA

       Table des matières

      «Soyez des enfants nouveau-nés (quasi modo geniti infantes); soyez tout petits, tout jeunes par l'innocence du cœur, par la paix, l'oubli des disputes, sereins, sous la main de Jésus.»

      C'est l'aimable conseil que donne l'Église à ce monde si orageux, le lendemain de la grande chute. Autrement dit: «Volcans, débris, cendres, lave, verdissez. Champs brûlés, couvrez-vous de fleurs.»

      Une chose promettait, il est vrai, la paix qui renouvelle: toutes les écoles étaient finies, la voie logique abandonnée. Une méthode infiniment simple dispensait du raisonnement, donnait à tous la pente aisée qu'il ne fallait plus que descendre. Si le credo était obscur, la vie était toute tracée dans le sentier de la légende. Le premier mot, le dernier, fut le même: Imitation.

       «Imitez, tout ira bien. Répétez et copiez.» Mais est-ce bien là le chemin de la véritable enfance, qui vivifie le cœur de l'homme, qui lui fait retrouver les sources fraîches et fécondes? Je ne vois d'abord dans ce monde, qui fait le jeune et l'enfant, que des attributs de vieillesse, subtilité, servilité, impuissance. Qu'est-ce que cette littérature devant les monuments sublimes des Grecs et des Juifs? même devant le génie romain? C'est précisément la chute littéraire qui eut lieu dans l'Inde, du brahmanisme au bouddhisme; un verbiage bavard après la haute inspiration. Les livres copient les livres, les églises copient les églises, et ne peuvent plus même copier. Elles se volent les unes les autres. Des marbres arrachés de Ravenne, on orne Aix-la-Chapelle. Telle est toute cette société. L'évêque roi d'une cité, le barbare roi d'une tribu copient les magistrats romains. Nos moines, qu'on croit originaux, ne font dans leur monastère que renouveler la villa (dit très bien Chateaubriand). Ils n'ont nulle idée de faire une société nouvelle, ni de féconder l'ancienne. Copistes des moines d'Orient, ils voudraient d'abord que leurs serviteurs fussent eux-mêmes de petits moines laboureurs, un peuple stérile. C'est malgré eux que la famille se refait, refait le monde.

      Quand on voit que ces vieillards vont si vite vieillissant, quand, en un siècle, l'on tombe du sage moine saint Benoît au pédantesque Benoît d'Aniane, on sent bien que ces gens-là furent parfaitement innocents de la grande création populaire qui fleurit sur les ruines: je parle des Vies des saints. Les moines les écrivirent, mais le peuple les faisait. Cette jeune végétation peut jeter des feuilles et des fleurs par les lézardes de la vieille masure romaine convertie en monastère, mais elle n'en vient pas à coup sûr. Elle a sa racine profonde dans le sol; le peuple l'y sème, et la famille l'y cultive, et tous y mettent la main, les hommes, les femmes et les enfants. La vie précaire, inquiète, de ces temps de violence, rendait ces pauvres tribus imaginatives, crédules pour leurs propres rêves, qui les rassuraient. Rêves étranges, riches de miracles, de folies absurdes et charmantes.

      Ces familles, isolées dans la forêt, dans la montagne (comme on vit encore au Tyrol, aux Hautes-Alpes), descendant un jour par semaine, ne manquaient pas au désert d'hallucinations. Un enfant avait vu ceci, une femme avait


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